Cubistes et futuristes (1912)

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Si vous avez eu l'occasion de voir des peintures "cubistes" ou "futuristes", votre impression première, à leur approche, a du être, comme celle que j'ai moi-même ressentie, une impression de curiosité ahurie. On avance en ironisant, malgré soi, vers ces exhibitions et, quand on est bien en face, une (sic) sentiment de malaise vous prend, malgré le rire qui vous secoue ; vous ne riez pas franchement, gaiement, vous riez un peu comme les gens qui rient, sans conviction, quand on les chatouille.
Après avoir contemplé ces manifestations picturales qui se sont imposées à vos regards au milieu de tant d'autres tableaux qui vous ont laissé indifférent, vous êtes bien obligé de convenir que c'est déjà un véritable talent, à l'heure présente, d'avoir pu obtenir ce résultat si difficile à atteindre : obliger les gens à s'occuper de vous.
Cependant le pourquoi de ce rire qui vous tord, en face des cubistes" et de "futuristes", est tout simple. Vous riez parce que ces oeuvres sont grotesques. Mais si vous cherchez à discerner pourquoi il se glisse un malaise dans votre hilarité, il faut convenir que c'est parce que vous sentez que ces choses grotesques ne sont pas simples et encore moins naïves, qu'elles sont voulues. Vous avez, en analysant le tableau qui est devant vos yeux, l'assurance très nette que celui qui l'a fait n'est pas un vulgaire imbécile, que le peintre qui a conçu cette "formule d'art" n'était ni un sot ni un fou. Vous sentez même qu'il y a beaucoup de travail sur ces toiles qui semblent, au premier abord, peintes par des enfants ou par des hallucinés.
Ces peintures qui paraissent, en effet, être des enfantillages ou des folies n'en sont pourtant pas ! Ce sont des compositions très étudiées et même très raisonnées. Autour de vous, le public dit en s'amusant : "Mais ces peintres se moquent de nous, ils n'ont jamais su dessiner. On dirait les barbouillages puérils d'écoliers de cinq ou six ans !" Le pis est que le bon, le vulgaire public a raison.
Ici, à propos d'enfantillages - puisqu'enfantillages il y a - ouvrons une parenthèse. (Ceux qui, jadis, ont entendu Coquelin cadet débiter des monologues ou réciter des fables de La Fontaine, doivent se souvenir du succès qu'il remportait. Je me rappelle avoir entendu dire par lui : "Le Loup et l'Agneau", récité par un bébé de sept ans". C'était parfait de naturel. Tout y était ; la voix aigue (sic) et hésitante de l'enfant ; les absence de mémoire ; les répétitions ; les eu... eu... quand la phrase à dire ne venait pas ; la volubilité, au contraire, à certains endroits ; tout ce qui caractérise la diction amusante et laborieuse des petits ; il n'y manquait rien. Que de travail et d'observation représentait cette récitation par un homme fait, habitué aux tirade (sic) biens (resic) sues et bien dites, d'une simple fable à la façon d'un enfant !
Et Dranem encore. Dranem le grand comique à la mode. Avez-vous réfléchi, en l'écoutant, au talent de ce pitre qui finit par dérider les plus moroses obligés d'avour : "Dieu que c'est bête, mais, ça ne fait rien, on est bien forcé de rire quand même". Dranem "fait" l'idiot, il le fait même si bien qu'il est malaisé de le faire plus naturellement).
Ces deux exemples que je viens de prendre au hasard de mes souvenirs m'expliquent, en quelque sorte, le "cubisme" et le "futurisme" ; ils m'expliquent aussi le malaise qu'ils me produisent. Ces artistes ont, évidemment dû travailler beaucoup pour générer leur (sic) extravagances et laisser croire, ce faisant, qu'ils avaient désappris ce qu'ils ne pouvaient pas ignorer ; alors, l'impression désagréable vient de ce qu'ils est toujours pénible de voir des efforts perdus à "faire la bête", sans raison apparente ; à regarder un travail inutile.
Ecrivant le mot inutile, il faut encore s'entendre. Si les efforts dont je viens de parler sont inutiles au point de vue de l'art, puisqu'ils ne peuvent, en rien, contribuer au progrès de la peinture, ils ne sont pas perdus pour les "cubistes" et les "futuristes" qui ont su tirer de ces excentricités une notoriété. Notoriété de mauvais aloi, j'en conviens, mais qui n'en est pas moins une notoriété.
Car tout est là aujourd'hui, comme hier, mais plus encore peut-être, dans ce besoin d'"avoir une notoriété", de se faire connaître, d'être quelqu'un à tous (sic) prix, par n'importe quels moyens. Si on réussit, la fin justifie ces moyens.
Dans toutes les science,s dans tous les arts, à cause de la grande diffusion de l'instruction, les talents sont nombreux, trop nombreux même, mais le génie, qui lui ne s'enseigne pas, est rarissime. Alors, comment percer, comment se rendre plus ou moins célèbre ? Erostrate en avait déjà donné une manière. Plus gais, les "cubistes" et les "futuristes" en donnent une autre, moins éclatante, moins brulante (sic) surtout, mais qui, en fin de compte, vaut infiniment mieux : Prêter à rire, en faisant, dans la force de l'âge et sérieusement, des garces d'enfant en récréations. Ce n'est pas, déjà, à l a portée de tout le monde.


J. Armand-Dumaresq



%% L'Echo de L'Esterel et des Maures, 15 juin 1912, première année, n° 17, p. 4-5.


Illustration du billet : détail d'une toile de Boccioni.


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