La vie est quotidienne

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La vie est quotidienne

André Baillon, l'auteur d'Un Homme si simple et de l'Histoire d'une Marie, nous donne aujourd'hui un recueil : La Vie est quotidienne (Les Editions Rieder) où l'on retrouve les admirables qualités de simplicité, de tendresse et de naturel qui font de Baillon l'un des meilleurs écrivains de sa génération. Il y a là dedans un accent qu'on n'avait pas étendu depuis le cher Charles-Louis Philippe.

Il est probable que si la marchande en avait exigé deux francs ou même soixante-quinze centimes, ils auraient dit : « Ah non, madame, gardez-ça ! » Mais la brave femme était raisonnable. D'emblée elle ne demanda que dix sous, ils répondirent :
— Ça va, ma bonne dame.
C'était, dans un petit pot, au bout d'une tige, cinq feuilles déchiquetées, avec une petite grappe qui plus tard, ouverte, serait une belle fleur rouge. Tout le monde sait que cela s'appelle un géranium.
Ils étaient deux : ils donnèrent, l'un d'un seul geste, une pièce de cinq sous ; l'autre, deux sous de sa poche et trois du fond de son gousset. C'était le compte.
Ils portaient de grands chapeaux pour recouvrir de longs cheveux. Ils montraient beaucoup de poils dans leur barbe. Ils avaient l'âge où, quand on est peintre, on peint de tout son cœur, des machines que, lorsqu'on est riche, on paie pas de tout son or. L'or vient plus tard, quand, au lieu de son cœur, on a mis, si j'ose dire, au bout du pinceau, un peu plus d'expérience, trempée dans beaucoup de calculs.
En attendant, ils étaient jaunes et jouissaient de posséder, à eux deux, un pot de fleur. Ce qu'ils en feraient, ils ne le savaient pas au juste. Le premier avait une maîtresse ; une maîtresse se contente parfois d'un pot de fleur... Le second avait une maman, c'est bon, à une maman, de lui dire : « Tiens, maman à nous deux, nous t'offrons ce pot de fleur. a Ils pouvaient aussi l'installer dans leur atelier, en faire, en commun une étude, peut-être en le. posant sur le poêle, qui alors servirait à quelque chose.
Bref, ils verraient bien. Ce qui sûr c'est qu'il était à eux deux, ce pot de fleur ; et, sans compter sa future fleur, il s'épanouirait, pour eux, de la joie ou rouge, ou bleue, ou jaune sur la tige de ce pot de fleur.
Ils ne pouvaient cependant, ce pot de fleur, le porter à deux. Celui qui le portait, le tenait sous le bras, avec prudence ; l'autre marchait de ce côté, de crainte qu'un coude ne frôlât en passant le précieux pot de fleur.
Ils suivirent plusieurs rues. Le premier qui tenait le pot de fleur, dit : « Jules, je vais bourrer ma pipe, prends le pot de fleur. » Et Jules répondit : « C'est entendu, Fernand, fume ta pipe ; je me charge du pot de fleur. »
Ils firent d'autres rues. Peut-être à cause du pot de fleur, ils discutèrent. Etant peintres, ils aimaient l'un et l'autre la Nature.. C'est beau la Nature !
Ils l'aimaient à eux deux, comme le pot de fleur ; mais Jules la voyait bleue et par masses, Fernand mauve et par détails. Comme c'étaient des amis, des amis à se payer en commun un pot de fleur, ils ne tombaient pas d'accord. Jules disait: « Bleue » — « Mauve », répondait Fernand.
Mauve ou bleue, détail ou masse, il fallait des gestes. A cause des gestes, avec son pot de fleur, Jules pensait : « il est gênant ce pot de fleur. »
Ils arrivèrent au long d'une avenue. Une avenue, c'est une promenade où, vers trois heures, quand il fait beau, sous les feuilles des marronniers, passent des messieurs, passent des dames, passent des enfants, passent des équipages. A trois sur un banc, le pot de fleur au milieu, ils regardèrent passer toutes ces choses qui passent.
Des hommes, ils ne pensèrent pas beaucoup ; les hommes sont lourds ; ils sont laids ; ils sont bourgeois. Même en jaquette claire, on les peint au bitume. Mais les femmes ! Avec leurs yeux, avec leurs seins, avec leurs détails et leurs masses :
— Bleue, je t'assure ! affirmait Jules.
— Mauve, je t'affirme ! assurait Fernand.
Il fallait des gestes : des gestes pour les tons, des gestes pour les lignes, des gestes pour les plans — beaucoup de gestes, par-dessus la tête du pot de fleur.
Pauvre pot de fleur ! A cause du mauve, à cause du bleu ? Il n'eut pas une plainte, mais tout à coup, oh ! sa tête pendit.
Ils avaient cassé la tête du pot de fleur. Avec sa tête brisée, le drôle de pot de fleur ! On ne pouvait l'offrir à une maîtresse, non plus à une maman, et dans l'atelier, même sur le poêle, il aurait 'fallu des jours avant que ce pot de fleur dépourvu de sa fleur redevînt avec sa nouvelle fleur un véritable pot de fleurs.
Misérable pot de fleur ! Il ne servait plus à rien, et parce qu'il ne servait pluq à rien, il servit à quelque chose.
Fernand et Jules ? On ne sait. Pris entre deux mains, le petit pot de fleur quitta son banc, avança et, par terre, resta seul — petit pot de fleur sous les grands arbres de la grande avenue.
...Et sa tête pendait.
Que fait sur l'avenue ce petit pot de fleur ?

André Baillon




Paris-soir, 14 août 1929, p. 5.


André Baillon La Vie est qutodienne. Paris, Rieder, "Prosateurs français contemporains", 1929.



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