Hommage à Dirk Senga

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Ce furent quatre mauvais garçons hollandais qui inventèrent la belote

Récemment, l’excellent journaliste Marius Larique publiait un spirituel article sur la belote dans lequel il attribuait à ce jeu une origine canaille mais romantique.
Assurément, notre badauderie s’émerveilla de la belle histoire de cette naissance.
Les ingénieuses combinaisons des tierces, du cinquante, du cent, de la belote et de la rebelote auraient été inventées « dans la semi-obscurité des lampes à pétrole, dans les bouges bruyants de Rio ou de Santiago ou dans le silence troublé seulement par les rugissements des grands fauves, des mines précieuses, des grandes étendues de plaines où jouent à l’aise les buffles pesants et les rapides chevaux sauvages... »
Larique est un poète. Il parle avec un frémissement passionné de son jeu favori.
Par malheur, sa merveilleuse histoire s'effondre devant la réalité. L’aventure de la belote est bonnement prosaïque, et si nous nous apprêtons à désillusionner des milliers et des milliers de joueurs, du moins aurons-nous le bonheur d’établir un point d'histoire, lequel rend, à notre époque, une singulière importance.

En Hollande, et spécialement à Amsterdam, le "milieu" a des étendues, des profondeurs, des résonances que ne lui accordent ni Paris, ni Londres, ni Buenos-Aires.
C’est ce qui explique que l’on rencontre ces gentlemen jusque dans un endroit aussi couru que le « Schiller », square Rembrandt, à Amsterdam. Le Schiller, une des dix ou douze boîtes au monde où se retrouvent, tous les quatre ou cinq ans, ceux qui, par goût ou par profession, arpentent en tous sens le globe, tels les artistes, les reporters... et les trafiquants.

« Cherchons à compliquer notre jeu ! »

C’est là, dans la salle médiane de cette maison sympathique, qu’un après midi du mois de novembre, en l’année 1905 — désormais fameuse — notre chère belote sortit du néant...
Quatre hommes du « milieu » y jouaient le jeu national néerlandais : le jass (prononcez : iasse), qui est aussi la distraction favorite des Flamands, de Dunkerque à Bruxelles, et qui est vieux comme la race même.
Voici le règlement de ce .jeu, règlement dont la lecture vous arrachera immédiatement ce cri :
— Mais c’est une espèce de belote simplifiée !
Quatre joueurs. Trente-deux cartes, que l’on distribue d’un coup ; c’est-à-dire, entendons-nous, une fois deux et deux fois trois, la dernière retournant l’atout.
Le valet d’atout vaut vingt points ; le neuf d’atout, quatorze. Viennent ensuite : l’as (onze points), le roi (trois points), la dame (deux points), le valet non-atout (un point), le dix (dix points), le neuf, le huit, le sept (néant).
Obligation de fournir ou de couper. Dans l’impossibilité de couper, on n'est pas obligé de couper : on peut charger.
les camps sont les mêmes qu’à la belote : deux partenaires placés vis-à-vis.
On cherche à atteindre le chiffre cent, en additionnant mentalement les points de chaque levée. Le premier camp qui a atteint ce chiffre peut arrêter.
La traditionnelle ardoise est de rigueur (elle est même folklorique), sur laquelle on trace sept, dix ou quinze lignes pour chaque camp.
Le nombre cent vaut une ligne, qu’on efface. Si le camp opposé n’a pas cinquante, il en vaut deux.
Le reste du règlement est le même qu’à la belote, sauf que la dernière levée ne vaut que cinq points et qu’on n’est pas obligé de fournir le valet d’atout : on peut le réserver. C’est tout. Et c’est simple.
Quatre hommes, donc, jouaient au jass dans la grande salle du café Schiller. Ils s’appelaient : Dirk Senga, John Vleeschouwer, Piet Feldberg et Willy Schull.
Ils jouaient depuis plus de deux heures. L’atmosphère, dans la salle surchauffée, devenait lourde : ils avaient bu de nombreux voorburg (sorte de cocktail très simple à base de genièvre). L'ennui, ce fils de la monotonie, s’empara d’eux. Ils bâillaient. Ils jouaient automatiquement, sans plaisir, sans saveur.
Tout à coup. Dirk remua bruyamment sur sa chaise, lançant un juron. En même temps, une inspiration géniale descendit dans son cerveau en détresse. Il s’exclama :
— Ce vieux jass m'exaspère. Cherchons à compliquer notre jeu ou je m’endors !
— Comment ça ? firent les autres.
— Par exemple : obligation stricte de fournir et, dans cette impossibilité, obligation stricte de couper.
— Essayons...
Ils essayèrent. Et, tout de suite, le piment de cette combinaison nouvelle les secoua, les réveilla, les excita.
La belote, cette belle fille qu’adorent des milliers et des milliers de fervents, s’élaborait.
Dirk Senga l’avait arrachée du néant.

Venloo est une charmante petite localité dans le coin le plus reculé du sud-est hollandais, non loin de Maëstricht.
C’est là qu’habite Dirk Senga, aujourd’hui âgé de soixante-trois ans. Il y vit de rentes confortables, dans un petit cottage retiré qui domine un superbe panorama. Il est keuf. Bourgeois assagi, maté par l’âge, une tardive activité le pousse à s’occuper d’aviculture.
— L’habitude des poules, me dit-il en français.
J’ai passé une excellente journée en compagnie de Dirk. Ses souvenirs on l’imagine sans peine, sont intéressants. Et puis, dites, quelle joie d’avoir découvert l’authentique créateur de la belote !
— Comment se fait-il, Dirk, que votre nom ne soit pas célèbre ? Que les journalistes et les photographes ne vous aient pas encore assailli ?
— Bah ! vous savez, ici, la belote, que nous appelons le klaverjass, ne jouit pas de la même popularité que celle dont elle jouit en France. Elle est restée « le jeu des mauvais garçons », le jeu canaille joué par les hommes du milieu, leurs femmes et... les chasseurs et les portiers. Ainsi, à Amsterdam, il y a un café « Het Molente » (le petit Moulin) où l’on joue frénétiquement à la belote, souvent pour un demi-florin le point, ce qui est énorme. Eh bien, les gens sérieux se garderont d’y mettre le pied.
— Dirk, finissez-moi donc l’histoire de la belote !
— C’est au cours de la nuit du réveillon de Noël, en cette même année 1905, que le nouveau jeu fut mis au point, dans l'appartement de Willy Schull, rue de Leide. Or, il y avait avec nous, cette nuit-là, un Français. Un Français oui. à ce que Гоп m’a assuré, a été condamné par la suite aux travaux forcés pour assassinat Et ce Français s’appelait... François Belot.
— Belot ? Voilà donc qui expliquerai l’origine du mot « belote » ?
— Il n’y a pas d’erreur possible.
— Que sont devenus vos trois
— Willy Schull a été tué en 1909, à Buenos-Aires, de deux coups de couteau. Piet Feldberg a vécu qua- tre ans au Havre. Je l'ai perdu de vue ainsi que John Vleeschouwer. D’ailleurs, ils avaient cinq ou six ans de plus que moi.

Carel de Poorter

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