Jacques Réda se détend

Patron de la plus notable des revues littéraires françaises, j’ai nommé la Nouvelle Revue française, entre 1987 et 1996, le poète Jacques Réda a toujours été, paradoxalement, un pur autonome. Malgré son âge (il est né en 1929), il en fait toujours la preuve. Depuis la publication de son premier livre en 1952 (Les Inconvénients du métier, Seghers), il n’a eu de cesse de surprendre ses lecteurs tant par la qualité de ses livres que par son goût des chemins de traverse . En somme, il fut un employé de l’ordre conventionnel tout en restant le bon ami du désordre, de la mauvaise herbe, du pavé mal aligné, de l’entropie. Il est, par exemple, capable de défendre ardemment son goût pour le vers régulier et, dans le même temps, d’incarner le poète gyrovague le plus célèbre de la banlieue parisienne, le champion du cheminement aléatoire en zone urbaine. On peut dire qu’il a dépassé le maître de l’errance Léon-Paul Fargue avec Les Ruines de Paris (Gallimard, 1977) ou Hors les murs (id., 1982). Jacques Réda est un esprit libre bien chaussé, un cheminot d’excellence d’autant que, on le sait, la succession des pas fait naître les idées. C’est d’ailleurs au cours de ses promenades urbaines et péri-urbaines que l’a assailli l’envie (irrépressible) de compiler le matériau poétique qu’il y a recueilli. Inspiré par l’exemple des Petites Feuilles (L'Âge d'homme, « Poche Suisse » n°161, 1998) du grand Helvète Charles-Albert Cingria (1883-1954), dont il est l’un des premiers adeptes, Jacques Réda a imaginé Le Citadin du haut de son XXe arrondissement de Paris. A l’occasion de la parution du Vingtième me fatigue, suivi du Supplément à un inventaire lacunaire des rues du XXe arrondissement (Dogana, 2004) où la rue du Borrégo, la mienne, était un peu maltraitée – au vrai elle ne mérite pas d’éloges – c’est en voisin que nous nous étions rencontrés afin d’évoquer sa petite revue photocopiée. Je préparais alors un grand article consacré aux revues rédigées par un seul rédacteur, ou revues uninominales (« Les revues d’un seul ou l’apothéose des fortes têtes » (La Revue des Revues, n° 56, 2016) et il en constituait le cas-type, calligraphiant, photocopiant, pliant, agrafant et postant lui-même sa production discrète. Il figura donc dans mon étude en bonne place à côté de son maître-farceur Cingria, car il était singulierment épatant que celui qui avait dirigé la NRf passe sans transition de l’académisme de bon aloi de la rue Sébastien-Bottin au fanzine poétique autonome de l’habitant de l’un des quartiers les plus populaires de Paris. Avec toute sa malice, Jacques Réda produisit donc entre 1997 et 2010 son propre bulletin de liaison sur divers papiers de couleur au format traditionnel de la célèbre Lanterne de Rochefort (le « in-16 » de la petite presse du XIXe siècle, soit entre 8-10/15-16 cm) où il entassait photographies de devantures anciennes et de plaques d’égout remarquables, poèmes, dessins, fausses polémiques avec le « groupe Interflou-Polypress » prétendument éditeur de sa feuille de chou, éloges de poètes amies-amis ou commentaires de la vie locale. Vraie ou inventée d’ailleurs. Le premier écrit de novembre 1997 concernait ainsi « Les Allumettes » et lançait cette question apparemment essentielle : « Où peut-on de nos jours se procurer des allumettes ? » Le ton était donné : entre fausses acrimonies, nouvelles de la vie infra-ordinaire, Jacques Réda retrouvait en lui l’enfant qui avait, dès les bancs de l’école, produit un petit journal à la main au sujet du football. Et quand on en est atteint, le virus de la presse ne se perd plus. Sans oublier l’excitation de la terrible vie de l’entreprise hautement capitalistique que fut le « groupe Interflou-Polypress » dont « la prise de parts de la grande, belle et sage famille Lê-Van Thaï dans le capital » n’est qu’un court épisode ! En somme, Jacques Réda, comme un rêveur qu’il a toujours été, inventait en jouant son entreprise imaginaire. Une saga digne de Dallas secouait la torpeur du XXe arrondissement sommeilleux, et, parfois, le « Docteur Badanglé », philosophe-conseil de la rédaction, venait livrer sa vision de « l’instant-monde » et, accessoirement des conseils sur l’univers… Réédité ces jours par les éditions Fata Morgana, Le Citadin aux pages multicolores est probablement l’oeuvre la plus inattendue de l’année, et la plus joyeuse ! Les récipiendaires des numéros originaux ne se doutaient probablement pas qu’un jour tout le monde pourrait lire « La très jolie poésie du Citadin » telle qu’ils l’avaient découverte en février 2004 : « L’homme était assis dans sa chambre/ Et regardait tomber le jour/ Précocement ; c’était décembre/ Et la lumière, tout autour,/ S’en allait, touchant chaque chose/ Comme pour la dernière fois./ Elle emporta même une rose/ qui brûlait comme un feu de bois (…) Alors, en silence, la nuit/ Entra, se mit très vite à l’aise/ Entre ces murs où l’homme, lui, Glacé jusqu’au fond de la moëlle,/ Reprenait vie en discernant/ le fin tremblement d’une étoile – Puis quelqu’un appela : Fernand ? » Facéties, fantaisies, ironies douces, Le Citadin représente l’inattendue joie de vivre au milieu de nos pairs d’un homme de lettres au tournant du siècle. Malgré l’attitude détestable du fameux « Gérant : J.-F. Pommier » (du groupe Interflou-Polypress), Jacques Réda, ce Gavroche malicieux de la poésie, a lancé un pavé de couleurs contre l’esprit de sérieux, cinq cent quarante-huit pages de plaisir, à coup sûr un best-seller à venir.


Jacques Réda Le Citadin. - Fata Morgana, 588 pages, 25 €

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