Théo Varlet et la machine à écrire


Afin de soutenir les efforts dubeaumonde en faveur de la machine à écrire, nous livrons la curieuse préface de Théo Varlet à ses Quatorze sonnets (Lille, Mercure de Flandre, 1926) où le poète donnait en version in-quarto, des poèmes en fac-similé autographes.

Nul ne songe plus à nier, aujourd’hui, la supériorité de la machine à écrire sur le vieux procédé plume-et-encre. La diffusion croissante de cet ingénieux appareil l’a rendu familier à tous et a généralisé l’emploir de l’écriture dactylographiée — ou typée, comme je dirais plus volontiers, à l’imitation des Anglais (et non tapée, qui évoque une image grotesque). Défiances et préjugés ont cédé l’un après l’autre, devant les commodités du système. Réservée tout d’abord à la lettre “d’affaires”, la dactylographie a successivement débordé sur les autres domaines, et s’y est imposée, tandis que l’écriture manuelle abandonnait tour à tour la plupart des prérogatives que leur gardait le misonéisme, sous le nom de “convenances”. Presque toutes les catégories de scripteurs et de lecteurs ont reconnu les avantages de la machine : célérité, d’abord (le plus inhabile typeur, avec un peu d’exercice, type deux fois plus vite qu’il n’écrit à la main) ; netteté ensuite (et des écritures manuelles, confuses et mal lisibles, sont en elles-mêmes une impolitesse pire que toutes les dactylographies du monde).
En somme, l’écriture manuscrite et autographe tend à disparaître ; et l’on voit venir le moment où les derniers partisans de ce mode suranné seront les poètes (en tant que poètes) et les femmes (en tant que femmes, c’est-à-dire amoureuses).
Les conditions de l’inspiration poétique, je l’admets, sont très spéciales, et l’on imagine difficilement un poète se servant de la machine à écrire pour noter sa première version d’un poème lyrique — alors que maints romanciers travaillent, en premier jet, sur leur typewriter. Mais je crois qu’en voyant d’un mauvais oeil l’instrument nouveau et l’écriture qu’il donne, le poète obéit à une répugnance plus profonde. Il aime les choses “naturelles” — et la simplicité de ligne d’un porte-plume, qui en fait une sorte de doigt-à-écrire. La typewriter, outil volumineux et compliqué, rappelle au poète (je parle ici du poète moyen et passéiste) cette civilisation industrielle qu’il se croit tenu d’abhorrer. Elle représente une annexe artificielle du cerveau… Et le poète, lui, écrit directement avec sa belle-âme, chacun sait ça.
Mais je ne crois pas qu’il faille toujours voir un simple caprice — une bouderie à l’égard du Progrès — dans cette répugnance. Elle procède également de causes plus essentielles, et qui la justifient.
Le poète n’aime pas de typer ses vers, parce qu’il sait la perte mystérieuse de “potentiel émouvant” que subit un poème lorsqu’il est transcrit en caractères impersonnells — typo ou dactylographiques. L’imprimerie, pour lui, n’est qu’une nécessité fâcheuse, à laquelle il faut bien se soumettre, mais à seule fin d’atteindre le public, et à défaut de mieux. Pour se relire lui-même, ou pour l’usage des vrais amateurs de poésie, toujours il préférera le manuscrit de sa main — l’autographe.
C’est que le poète est un peu, vis-à-vis de sa pensée rythmée, dans le cas d’une femme amoureuse. Et celle-ci sera déçue, choquée, de recevoir une lettre d’amour typée. Voire, elle refusera de lire. Il lui semble que le visage de l’amant s’est revêtu d’un masque — qu’il lui parle d’une voix étrangère et sans timbre… La sensibilité féminine et l’intuition poétique aboutissent, chacune de son côté, à des conclusions parallèles ; et, s’appuyant sur celles-ci, l’on peut poser : — Ces modes d’expression suprêmes de l’âme, le poème et l’épître amoureuse, perdent nettement de leur valeur, privés du surcroît de personnalité que leur confère l’écriture manuelle autographe.
Les accents les plus lyriques et passionnés subissent une diminution d’efficace, non doublés du geste qui les renforce et les colore. Et l’écriture est un geste — qui, généralement, échappe au contrôle de la volonté dissimulatrice — geste fixé sur le papier, qui fait de l’épître ou du poème, pour celui qui les lit, comme une délégation de la présence du scripteur. Tel un visage, l’écriture possède une physionomie ; et les femmes, pas pluis que les poètes, n’ont attendu l’invention de la graphologie pour s’en apercevoir. L’oeil d’une amoureuse discernera dans l’allure du graphisme épistolaire la sincérité plus ou moins grandes des phrases manuscrites — ou en tout cas, dans quelle disposition d’âme se trouvait le scripteur, au moment où il écrivait.
De même un lecteur fervent — amoureux de la poésie et de ses nuances subtiles — regrettera de ne posséder un poème que sous sa forme imprimée — ou, voire, que sa copie dactylographiée, même typée et dédicacée par l’auteur… C’est, je crois, à ce sentiment que correspondent en partie la recherche des autographes (elle dégénère vite en manie collectionneuse, mais peu importe) qui exista de tout temps, et l’initiative récente qui consiste à publier, en reproduction d’autographe, des manuscrits de poètes (1).
Il est curieux de constater que cette tendance simule un retour en arrière, vers l’époque d’avant Gutenberg, et qu’une fois de plus, la spire asecndante du progrès repasse sur la génératrice initiale. Mais il s’agit là, en réalité, d’une sélection nécessaire dans l’aveugle industrialisation, qui avait cru pouvoir, sans inconvénient faire entrer sous la formule typographique, indistinctement toutes les formes de la pensée. On s’aperçoit enfin du déchet que cette frénésie simplificatrice comporte, dans les domaines les plus délicats du verbe. Et les dernières acquisitions techniques de l’héliogravure servent ainsi à rattraper ce que contient de précieux et d’irremplaçable le mode primitif de l’écriture personnelle — ce que la copie par des scribes ne savait d’ailleurs pas plus conserver que, depuis, la typographie.
Je crois être un des premiers poètes français qui se soit servi couramment, dans ses relations épistolaires et dans ses travaux littéraires, de la machine à écrire. J’ai peut-être abusé en ne laissant, de la plupart de mes vers, aux futurs collectionneurs, que des copies dactylographiques… La présente plaquette réparera quelque peu cette erreur : elle offre, même aux contemporains, quatorze sonnets sous leur vraie physionomie personnelle — quatorze épîtres amoureuses à Psyché, avec le halo complet de l’inspiration originale — avec le duvet natif que laisse à ces fruits idéaux la forme du manuscrit autographe.


Mai 1926.

THEO VARLET




(1) Varlet évoque ici Le Manuscrit autographe, revue justement lancée en mai 1926 par Jean Royère. N. B. La maison Delagrave avait elle l’habitude de donner dans ses anthologies pour chacun des écrivains contemporains cités un fragment en fac-similé. (N. d. E.)

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