Un cimetière (1868)

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A GOLIATH

Hier soir, je cherchais une idée et je ne trouvais rien, ainsi qu'il arrive fréquemment aux créatures intelligentes, faites à l'image de Dieu. De guerre lasse, je m'endormis, et il me vint des rêves bizarres. Une foule de personnages, dont je m'expliquai fort mal la réunion, s'esquissaient vaguement dans les brumes demon sommeil. Ils tenaient des propos abracadabrants, que j'ai essayé de fixer malgré leur incohérence et le trouble de mon esprit.

Un cimetière

Deux hommes creusent une fosse.

PREMIER FOSSOYEUR. — On l'enterre donc en sépulture chrétienne, celui qui s'est donné la mort et a devancé volontairement l'heure de son salut ?

DEUXIÈME FOSSOYEUR. — Je te dis que oui ; donc, creuse sa tombe sur-le-champ. D'abord on n'a jamais pu savoir s'il s'est tué lui-même ou s'il a prié quelqu'un de lui rendre ce petit service.

Entre M. Baudrillart, avec un uniforme neuf et le faux col de Prudhomme, frais blanchi.

M. BAUDRILLART. — Qui va-t-on enterrer-là ?

PREMIER FOSSOYEUR. —Théodoros, empereur d'Abyssinie.

M. BAUDRILLART. — A la bonne heure. Le règne de la violence est passé. Nous entrons dans l'ère du progrès modéré. Vous allez voir ça ! Puissent tous les hommes de violence périr comme celui-ci !

DEUXIEME FOSSOYEUR. — Il ne faudrait pas tant crier : sachez que Théodoros, depuis qu'il est mort, est un fort honnête homme. Les avis là-dessus sont unanimes. Il est même question de le canoniser, avec Jeanne d'Arc et Christophe Colomb... saint Théodoros ! — On dit que monseigneur Dupanloup, évêque d'Orléans, rédige un rapport...

ALEXANDRE AVEILL, tombant d'un arbre où il était perché. — Par le prophète Jonas ! j'attends ce rapport-là, afin de le démolir pièce à pièce, — carrément !

Entre le corps de Théodoros, suivi d'une grande foule. Le corps est descendu dans la fosse.

M. LOUIS VEUILLOT. Il tend le goupillon à Louis Ulbach. — Après vous, s'il vous plaît !

M. LOUIS ULBACH. — Je n'en ferai rien.

Il s'incline.

M. LOUIS VEUILLOT. — Ni moi. Vous êtes trop aimable.

Il s'incline.

André Gill, sur une croix, jambe de ça, jambe de là, fait un croquis rapide de cette petite scène courtoise, avec accompagnement de flageolet par Adrien Marx.

M. RICHARD CORTAMBERT, grave, vêtu de noir et un manuscrit à la main. — Je voudrais bien savoir qui se permet de troubler la solennité de cette cérémonie par une musique légère et intempestive ?

Le flageolet se tait soudain.

CANUCHE. — Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ? Tu nous rases, mon bon.

ERNEST D'HERVILLY, modeste et souriant. — Il s'avance vers M. Cortambert. — Sachez, monsieur, garder une contenance plus digne et apprenez les moeurs parisiennes. Nous sommes charmants et exquis, monsieur, et nous savons trouver des airs légers pour chanter les choses lourdes. Je suis persuadé qu'au jjur du jugement, quand le signal de la résurrection éclatera par toute la terre comme un tonnerre formidable, l'archange chargé de réveiller les morts dans la vallée de Lutèce, au lieu du grand trombone dont parle Henri Heine, n'aura qu'un simple mirliton ; il exécutera d'aimables variations sur le thème la femme à barbe. A ces accents bien connus, nous nous lèverons de nos tombes glacées.

M. RICHARD CORTAMBERT. — Il déploie son manuscrit et lit d'une voix attendrie : L'empereur Théodoros était une grande figure et une puissante organisation...

M. CRISAFULLI. — C'était un loup.

M. LÉOPOLD STAPLEAUX. — C'était un agneau.

M. CRISAFULLI. — Je te dis que c'était un loup.

M. LÉOPOLD STAPLEAUX. — Et moi je te dis que c'était un agneau.

UNE VOIX. — Un loup, un agneau, un agneau, un loup... Il faudrait vous entendre pourtant.

MM. CRISAFULLI et L. STAPLEAUX, en choeur. — Jamais !

Marques nombreuses d'étonnement parmi l'assistance. — Variations brillantes sur la clef forée, par Pipe-en-Bois.

M. EDOUARD THIERRY, rêveur. — Je ne puis pourtant pas m'être trompé, et il est impossible que l'art dramatique soit encore dans le marasme puisque j'ai dit dans mon rapport qu'il était florissant.

M. BAUDRILLART.—Voyons ! ce n'est pas tout ça. Je demande la parole, moi, Baudrillart du Constitutionnel. Je suis venu ici pour exposer mes principes modérés, et j'exposerai mes principes modérés. Ma conscience me soutiendra et les sympathies du public m'aideront à réaliser le progrès...

Entre Henri Rochefort, une lanterne à la boutonnière.

HENRI ROCHEFORT. — Qui est-ce qui parle de réaliser le progrès ?

M. BAUDRILLART. — Moi !

HENRI ROCHEFORT. — Vous ? (à part) Aurais-je trouvé mon homme ? (il dirige les rayons de sa lanterne en plein visage de Baudrillart). Hem ! hem !

On entend comme un éclat de rire sépulcral qui semble sortir de l'intérieur d'Henri Rochefort. M. Emilien Pacini regarde M. Camille Doucet avec une inquiétude qu'il essaye en vain de dissimuler.

M. BAUDRILLART, continuant. — Au fond, soyons justes !...

HENRI ROCHEFORT. — Entendez-vous insinuer par là qu'on peut être canaille dans la forme ?

M. BAUDRILLART, continuant. —Il s'agit de faire le bien avec mesure...

HENRI ROCHEFORT. — Moi j'aurais plutôt cru que c'était le mal qu'il fallait faire avec mesure, — avec le plus de mesure possible. Je me trompais, n'en parlons plus.

M. BAUDRILLART, continuant. Celui-là serait un mauvais citoyen qui, au lieu de recevoir la liberté comme un bienfait, aimerait mieux la prendre comme une arme et la tourner contre celui qui l'offre...

M. DE RÉMUSAT, doucement sarcastique. — Hum ! Voilà un homme qui ne sera jamais de l'Académie !

M. BAUDRILLART, continuant. — Pour moi, je déteste les violences et les révolutions du même coeur dont j'aime la liberté !

HENRI ROCHEFORT. — Cela signifie que vous n'avez qu'un seul coeur pour tout faire. Vous êtes bien mal partagé. Quand on pense qu'il y a des gens qui possèdent deux coeurs, l'un à droite pour aimer la liberté, l'autre à gauche pour détester les révolutions, on ne peut s'empêcher de vous plaindre sincèrement, vous, monsieur, qui êtes obligé de faire servir votre coeur unique à deux usages si différents. Il n'y a donc pas lieu de vous glorifier vous-même, à cause de cette circonstance plutôt défavorable...

Soudain, une voix plaintive s'élève et l'on voit paraître une jeune étrangère, élégante et gracieuse, aux superbes cheveux noirs ; elle est très pâle et ses yeux sont caves.

L'ÉTRANGÈRE.— Je suis Julie Ebergenyi. Personne ne me défendra donc, pauvre martyre de l'amour, victime de l'implacable fatalité ! Ecoutez, messeigneurs, j'ai tué, c'est vrai, mais je suis jeune, je suis belle... Ils m'ont condamnée. Ils vont m'enfermer vingt ans dans une sombre prison ; ils me feront travailler comme une esclave vile, moi, chanoinesse du chapitre noble de Brûnn ! Oh ! grâce, messeigneurs ! Défendez-moi ! défendez-moi !...

Un grand silence.

M. ERNEST FEYDEAU.— Nous ne travaillons plus dans la passion. Les affaires sérieuses nous absorbent. Adressez-vous ailleurs.

L'OMBRE DE BAUDELAIRE. — Une beauté étrange et criminelle... J'y suis!... Madame !

L'ombre s'incline profondément et tend la main à Julie Ebergenyi :

A la très chère, à la très belle
Qui remplit mon coeur de clarté
A l'ange, à l'idole immortelle
Salut en l'immortalité !...

A ce moment, tous les personnages de cette fantasmagorie se mirent à flotter en cercle comme une troupe de willis, puis s'effacèrent peu à peu dans les brumes matinales. Je m'éveillai...


LÉON DOMMARTIN.

Source : La Fronde (Georges Maillard dir.), première année, n° 5, 2 mai 1868, pp. 5-7.

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