Marc Stéphane aux assises (1904)

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C’est estomaquant : un chapitre parfaitement inconnu de la biographie de Marc Stéphane apparaît qui, à coup sûr, va vous laisser bouche bée.
Nous savions que ses pas (erratiques) de trimardeur, chiromancien, poète, romancier, imprimeur l’avaient mené en asile psychiatrique, nous ignorions qu’il fut aussi aux assises.
Nous regrettons d’autant plus amèrement de n’avoir jamais pu lire les souvenirs qu’il n’a probablement jamais écrits.
Voici toujours un article qui nous révèle comme l’auteur de la Cité des fous fut porté à subir les rigueurs de Thémis. Ce mystère et la peine encourue méritent des recherches complémentaires, c’est certain.




Le cambrioleur de lettres

Je souhaiterais que quelques confrères nous eussent épargné, en signalant l’arrestation de Marc Stéphane, la tartine sur les dangers de l’instruction, cette fëe maudite qui a conduit ledit Marc Stéphane d’abord à écrire des inepties, secondément à n’en tirer aucunes ressources, troisièmement à cambrioler des objets d’art au Petit-Palais. Cependant nous avons subi lesdites tartines et il est entendu que c’est l’a b c mène au crime (sic). Ce qui mène au crime les gens comme Marc Stéphane, qui n’est en somme qu’une représentation monstrueuse hyperesthésiée de l’écrivain, d’un de nous autres avec tous les défauts, inhérents à la profession : vanité absurde, pose cabotine, détraquage voulu à la longue devenu involontaire, mépris de tout ce qui n’est pas artiste, appétit désordonné de réclame, insolence d’opinion, dans cet ilote que nous voyons rouler à la cour d’assises, ce qui l’y pousse c’est notre indulgence, notre indifférence, notre lâcheté parfois vis-à-vis des êtres de son espèce, et notre police, parmi nous autres, très mal faite, qui permet non seulement à nombre de vauriens de se glisser dans nos rangs, mais encore qui amène pas mal d’êtres faibles, besogneux ou en proie a des vices coûteux à tomber à la gredinerie.
Devant le cambrioleur de lettres faisons notre mea culpa et considérons, en toute humilité, Marc Stéphane, le chirosophe, esthète, grinche et pamphlétaire, comme un de nos frères dégénéré et portant, exaspérés et grossis, les défauts de beaucoup d’entre nous et la perversité de quelques-uns aussi.
On est trop indulgent, on a peur de se tromper, on ne veut pas paraître austère et l’on tolère parfois de sinistres voyous, ou bien l’on ferme les yeux sur de flagrantes infamies encore que rédigées avec du style.
L’autre jour, en causant avec un confrère d’un journaliste dont il fut question ces jours derniers et en le qualifiant de son vrai titre de maître-chanteur « Mais non, il n’y avait pas le moindre chantage. Il écrivait un article en faveur de X. C’est pour cet article-là qu’il fut incriminé », m’expliquait mon contradicteur. « Sans doute, lui répondis-je, X. avait besoin dans le moment d’une bonne presse et votre ami s’est fait son défenseur dans le moment, tout prêt à l’attaquer le lendemain. Il avait une situation qui lui permettait de ne même pas dire le moindre mot menaçant à X. Il y avait un marché tacite et l’article bienveillant était payé. C’était du chantage. « Mais non, vous êtes trop sévère. »
Trop sévère, voilà le mot. On ne l’est pas assez. II est quelques écrivains qui se sont fait une spécialité de l’insulte, de la boue jetée à pleines mains, des indiscrétions de laquais, d’autres qui s’attaquent à des femmes ; ils ont du talent, cela suffit, on ne leur en demande pas davantage ; encore pourrait-on leur demander de respecter leur talent à défaut d’autre chose. Je m’interroge pour savoir si au fond de tant de complaisance il n’y a pas quelque crainte honteuse d’être atteint par ces habiles manieurs d’invectives. Et puis, il y a ceux qui n’ont pas de talent, qui ne feront jamais rien, et que l’on ne décourage pas assez. On a peur, comme dit M. Bergeret, « d’offense la beauté inconnue », et par veulerie, indifférence, redoutant de commettre une erreur, on encourage des malheureux. Vic- times d’une vocation mal venue, on fabrique les déclassés de l’Art. On ne veut pas paraître bourgeois, on se dit « qui sait ? », « peut-être ? » On redoute d’avoir une opinion (cette infirmité de tant de gens intelligents) et on laisse la profession s’encombrer de pauvres hères, dont on devrait avoir les déboires sur la conscience.
Si Marc Stéphane avait recu les gifles que méritait son insolence et s’il avait été salutairement découragé d’écrire ; il ne serait sans doute pas le cambrioleur, prétentieux et phraseur, qui, aux assises, se réclamera des Lettres françaises trop accueillantes aux êtres de son espèce. Ne le renions pas, c’est un des nôtres. Tant pis pour nous!

Anonyme



La Presse, n° 4358, 5 mai 1904, p. 4, rubrique “Comme on voyage”.

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