Les Poètes russes, par Jacques Povolozky (1911)





Encore une information joliment inédite sur l’Alamblog : nul n’avait encore trouvé les dates de naissance et de décès de l’éditeur Jacques Povolozky, celui-là même dont nous avions il y a quelques trimestres donné une lacunaire bibliographie des éditions Povolozky.

Une chercheuse russe, Viktoria Kuznetsova, occupée à des recherches sur les éditions J. Povolozky nous apporte enfin ces précieuses informations :

Jacques Povolozky est né à Odessa le 1er novembre 1881.
Il est mort le 25 décembre 1945 au Val-de-Grâce, après avoir été renversé par un camion sur le boulevard Saint-Germain.

Pour remercier Viktoria Kuznetsova, nous donnons ici l’article consacré aux Poètes russes par Jacques Povolozky et publié par la Grande Revue en 1911. C’est bien le moins.





Les Poètes russes


C’est une chose difficile que d’exposer en quelques mots, au public français, un tableau d’ensemble de la poésie russe contemporaine. Une pléiade de poètes, dont plusieurs d’une très grande valeur, se disputent, en effet, les faveurs du public russe qui est peut-être le plus difficile des publics. Or, rien de leurs œuvres n’a été traduit et aucun document n’existe en français, ni biographies, ni bibliographies, ni essais critiques. Notre tâche se trouve ainsi aggravée.
A part pour un petit nombre de lettrés familiarisés avec la vie et la langue russes, les plus grands ciseleurs du verbe slave sont complètement ignorés ici. Nous pensons pourtant qu’il n’est pas possible de pénétrer l’âme d’un pays sans connaître ses chantres : nous pensons aussi que la poésie russe a des beautés originales qui méritent d’être connues ; c’est pourquoi nous voudrions voir s’intéresser à cette fraction de son Art au moins le monde des lettres françaises.
Aussi sommes-nous heureux d’avoir à vous présenter aujourd’hui brièvement — trop brièvement à notre gré — les figures les plus importantes des mouvements actuels.
A l’origine, il y a Pouchkine et Lermontov, deux génies que l’on a coutume d’opposer d’après leurs qualités respectives. A Pouchkine convient l’épithète d’universel ; Lermontov, par contre, est purement individuel. L’école moderne a choisi : en se réclamant de Pouchkine, elle affirme catégoriquement ses goûts, ses tendances, ses méthodes.
Il n’en a pas toujours été ainsi. A la mort de Pouchkine, le conflit entre les deux tendances se prolongea. Deux classes d’écrivains s’efforcèrent de diviser ce qui, au fond, était uni. D’une part Koltsoff, Nékrasoff et Nikitine entraînent l’art dans leur bagne volontaire. La forme disparaît dans leurs cris, et leur passion de la vie tend à s’affirmer par une continuelle agitation. D’autre part, se forme une classe d’écrivains uniquement épris d’art, et oublieux un peu trop des réalités de leur temps ; là se trouvent Feth, Maïkoff et Polonsky.
On ne saurait se dissimuler longtemps la mauvaise influence qui se dégage de l’ensemble des œuvres du premier de ces groupes de poètes (ce qu’on appelle « la tristesse civique de Nekrassov », ce dernier ayant été, à l’époque, une étoile de première grandeur) : cette fausse conception, qui consiste à faire du poète uniquement l’interprète du peuple dans son droit à la Bouchée de pain.
Le trilmphe de ceux que l’on appelle les Symbolistes — triomphe qui en somme devait assurer à l’art toute son indépendance — s’opéra fort tardivement ; vers 1885, le succès appartient encore à Nadson, dernier représentant d’une poésie d’un subjectivisme outré, dénuée de toute valeur expressive. L’œuvre de ce poète s’échelonne de la 19e à la 25e année, et c’est avec raison qu’il a pu dire : « je n’ai pas vécu, j’ai brûlé ». Son idéal esthétique aura été de « verser n’importe comment les voix de son cœur », formule contre laquelle précisément agirent Balmont et Brussoff.

Le mouvement Symboliste s’affirma du premier coup sans timidité et sans tâtonnements avec la poésie de M. Constantin Dmitrievitch Balmont.
M. Balmont a aujourd’hui 43 ans. Sa troisième œuvre — Soyons comme le soleil — parue en 1900, fonda sa réputation. Dès lors, pendant cinq ans, la critique fut unanime à voir en lui le premier des poètes de langue russe.
Esprit bohème, vagabondant parmi les pays, non moins que parmi les livres, toujours en quête de sensations nouvelles, Balmont a donné une œuvre considérable, aux aspects variés et changeants. Connaissant admirablement la littérature étrangère, il a traduit en russe de nombreuses œuvres norvégiennes (Knut Hamsun), anglaises (notamment Shakespeare et Shelly (sic)), françaises (Baudelaire et Verlaine), mexicaines (les Kiché Maya), etc. De bonne heure, sa sensibilité, portée au mysticisme, l’apparenta de très près à Verlaine.
M . Balmont est avant tout un idéaliste, — un idéaliste que la terre déçoit. Ses premières inspirations, il les puisa dans un irrésistible besoin de s’évader des choses d’ici-bas. Meurtrie par elles, son âme se tourna vers l’azur, et ses chants furent de claironnants appels vers lui. Le destin cruel de l’homme l’ayant frappé il interrogeait le ciel. « Dieu, s’exclamait-il, créa le paradis pour nous en chasser. » Ailleurs, il jetait à la divinité un angoissant « pourquoi ? »

Seigneur, Seigneur, daigne m’entendre : je pleure, je suis en détresse,
Et je t’adresse ma prière, du fond des ténèbres du soir.
Pourquoi, m’ayant donné une âme supra-terrestre,
M’as-tu enchaîné à la terre ?

Se détachant de plus en plus de cette vie méprisable, il en ariva à créer un nouveau romantisme. Il enseigna que la seule possibilité d’épanouissement de l’individu était dans le rêve. Au monde réel, il superposa le monde de sa fantaisie. De la terre, il n’accepta que ce qui lui permettait de planer au-dessus. Il chanta l’amour, parce que l’enivrement d’aimer lui donnait des extases sans pareilles.
Pour atteindre au rêve libérateur, M. Balmont sait cinq voies : la nature, — l’amour, — l’égoïsme, — l’irrationnel, — et la vie intérieure. Car il importe de se révolter contre l’oppression de la raison et des tendances sociales, « au nom du feu créateur de la personnalité affranchie ». M. Balmont a le culte de l’autonomie individuelle. Son moi est aristocratique et égoïste. En ce monde où tout est incolore, seul l’amour de soi est ardent et puissant, car la conscience délivrée par la fiction se renferme en son orgueil. L’univers n’est beau que par la beauté que le poète y a mise ; il en est donc le créateur et son âme est le « temple de tous les dieux ».

Je suis un élan spontané,
Je suis le tonnerre qui se joue,
Je suis le ruisselet transparent,
Je suis pour tous et à personne.

La nature n’est aimée de M. Balmont que parce qu’elle lui enseigne le rêve. Le soleil est le symbole de l’effort vers l’au-delà ; et le poète invite les hommes à « être comme le soleil ».
Avec la plupart des modernistes occidentaux, il chante l’irréel, voyant en lui la libération la plus haute. Parallèlement, l’aristocratisme égoïste devint pour lui une véritable religion. « Sois ce que tu veux être, dit-il, sois bon ou méchant, mais sois sincère au jeu, soit toi-même ! »
Comme Oscar Wilde, il met le mensonge au-dessus de la vérité, la fiction au-dessus de la réalité, le beau au-dessus de l’utile. Mais, M. Balmont n’est pas seulement le poète de l’irréel, il est aussi le poète de l’éphémère. Nul mot ne se rencontre plus fréquemment chez lui, que le mot « instant ». Il chante les émotions fugitives, les instants brefs dans lesquels l’éternité se perçoit.
Dans son ensemble, la poésie de M. Balmont est l’évangile d’un nouveau romantisme, qui nous conduit à une compréhension exclusivement esthétique de l’univers.
L’originalité de bon aloi de ses œuvres devait faire de M. Balmont le créateur d’une école : mais sa philosophie limitait son champ d’action, et le condamnait à se répéter. L’école qu’il fonda n’eut point d’éclat et ne dura pas. A vrai dire, il n’eut pas de disciples : il eut des imitateurs.
Pourtant, il ne se contenta pas d’être, de fait, le champion du symbolisme ; il voulut être aussi son théoricien, et nous avons de lui un petit traité qui s’intitule : « Quelques mots élémentaires sur la poésie symboliste. »
La critique considère ses premiers volumes comme les meilleurs. Citons les recueils qui eurent le plus de succès : Sous les cieux du Nord, Soyons comme le Soleil et L’Amour seulement, deux titres résumant l’aspiration du poète. Citons aussi : Les Edifices qui brûlent. Ses livres récents : Les Chants du Vengeur, L’Oiseau du paradis, L’Oiseau dans la nue ont provoqué, parmi ses admirateurs, quelque déception. Un beau livre paru en 1908, Le Jardin vert, n’a pas su lui reconquérir le prestige d’autrefois, l’impression générale est que le poète a faibli. M. Balmont a donné toutes les vibrations de sa lyre. Et nous devons lui être reconnaissants d’avoir enrichi la littérature russe d’une note nouvelle, de beauté vraie et pure.

M. Valéri Brussoff devait achever la victoire du symbolisme.
Valéri Iakolévitch Brussoff atteint sa 37e année. Son premier recueil intitulé Chef-d’œuvre, parut vers 1895. Mais le livre qui le classa d’emblée parmi les plus grands poètes russes fut publié en 1903, sous le titre Urbi et Orbi. Deux ans après, Stéphanos (La Couronne), œuvre magistrale, l’éleva sur le trône à côté de Balmont qui avait été jusque là le seul roi. Son dernier volume : Tous les refrains, n’a fait qu’amplifier sa renommée.
M. Brussoff est un symboliste incliné vers le classicisme. Sa parfaite technique du vers l’a fait comparer à Pouchkine, et c’est bien le plus grand honneur que pouvaient lui faire ses admirateurs. Comme la poésie du Maître par excellence, celle de M. Brussoff est sculpturale, mais simple. S’il recherche — avec un rare bonheur — la rime sonore et le rythme cristallin, il évite soigneusement le complexe et le maniéré.
Autant M. Balmont, par son mysticisme, se rapproche de Verlaine, autant M. Brussoff, par certains côtés de son tempérament s’apparente à Verhaeren. Comme Verhaeren, il est une civilisé que les villes fascinent plus que les champs et la montagne. Sa métaphore même trahit souvent l’émotivité spéciale du citadin. Ainsi le clair de lune lui paraît « électrique ». Et maintes fois, il a chanté les villes

Qui se rient des hommes, du rire des forts

C’est dans Stéphanos que M. Valérie Brussoff se révèle le mieux, unique et personnel sous ses aspects différents.
Nous l’y voyons d’abord hypnotisé par deux abîmes se réfléchissant l’un dans l’autre : « La Vie et la Mort », écrivit fort justement M. André Biély. Le poète fait dire par l’amant à sa compagne : « le sombre amour nous mène vers une mort lumineuse », ou encore : « plus notre amour est éclatant, plus notre mort est sombre ». Car même au sein de l’amour, il ne peut cesser de voir les gouffres noirs qui l’attirent. Pourtant, il veut rester impassible devant le trépas et pour en avoir la force, il demande à l’amante :

Laisse-moi en baisant ta bouche
Contempler un instant ton visage,
Afin que sans trembler, sans pousser un cri
J’attende le coup fatal de la mort.

Puis son âme semble revenir au désir de vivre. Elle s’exalte pour chanter les hyperboliques batailles du passé, l’héroïsme, la puissance des foules. Ici encore un curieux parallèle serait à établir entre Brussoff et Verhaeren. Tous deux ont merveilleusement perçu la vie tumultueuse des multitudes : et tous deux ont magnifié l’océan humain en des vers qui resteront.

Je chante la vérité de tes rouloirs, ô foule !

s’est exclamé Brussoff dans un de ses plus beaux poèmes.
Mais, après avoir sondé, avec angoisse, les mystères de la vie et de la mort, après avoir pénétré la fondamentale tristesse de l’amour ; après s’être grisée de force guerrière, l’âme du poète veut s’apaiser dans la douleur du silence, qu’elle ne peut oublier pendant longtemps :

Don fortuit, don fugitif
Silence, ô dure encore, ne cesse pas !
Au-dessus de la plaine toujours écumante,
Au-dessus des brisants, au-dessus des remous
Les premières étoiles se sont allumées…

L’idéal artistique de Valéri Brussoff s’est moins précisé que celui de M. Balmont. Toutefois nous pouvons constater, avec M. Ellis (1), que, dès ses premiers tâtonnements, une triple influence opère à travers l’œuvre du poète : le démon de l’idée, le génie de la passion, l’ange de la douleur. Et l’on peut se demander si ce ne sont pas là les trois attributs d’un absolu tout baudelairien ?
Dépêchons-nous d’ajouter que l’évolution du talent de M. Brussoff ne paraît pas être terminée. M. Brussoff est de ceux qui se perfectionnent tous les jours, quoique déjà depuis plusieurs années il ait acquis dans la jeune littérature une influence prépondérante.
La critique pourtant ne l’a pas épargné, lui reprochant d’être froid, artificiel, éloigné de la vie. Mais quel génie ne l’a quelquefois été ? « Brussoff, dirent aussi certains critiques, ne rend pas l’émotion ». Il édifie la beauté plastique de son vers, pourrait-on leur répondre. « Sa poésie, disait M. Annensky (2), est celle d’une studieux »… Mais Baudelaire et Edgar Poë n’étaient-ils pas, eux aussi, des studieeux, des véritables travailleurs du vers ?

L’œuvre novatrice de Balmont et de Brussoff a trouvé en M. Alexandre Alexandrovitch Bloch un continuateur hardi, parfois jusqu’à la témérité. M. Bloch, qui n’a pas dépassé la trentaine, est déjà le champion des jeunes. Son premier volume de vers : Le Livre de la très belle dame, eut le bonheur d’être tout de suite remarqué et goûté par le grand public.
Plus encore que M. Brussoff, M. Bloch est un moderne, un civilisé, mais il sait l’être autrement et demeure très personnel. A la fois romantique et mystique, il reste pourtant dans toutes ses productions le lettré sensitif du XXe siècle, dont l’émotivité ne correspond plus au romantisme, ni au mysticisme suranné des anciens poètes lyriques.
M. Bloch est le poète de la ville, ou plus précisément encore, de la vie des rues. Les rues ont quelque chose d’enivrant et ceux qui en aiment le charme, ne pensent pouvoir vivre et produire que dans leur atmosphère fiévreuse : M. Bloch est de ceux-là. C’est au point qu’il semble ignorer le soleil. Son âme ne vibre que lorsque s’allument, le soir, les éclatantes lumières des faubourgs. Il ne goûte le rêve et ne connaît l’inspiration que sur les trottoirs des avenues noires qu’entourent « les chaînes des réverbères ». Et « le mensonge rutilant » de la cité l’enchante.
Ce n’est pas à tort que M Kogan a pu écrire que la poésie de M. Bloch réalisait un symbole de la psychologie spéciale de la ville. On retrouve dans ses poèmes les sensations rapides qui défilent devant le passant en un tourbillon vertigineux. Les objets n’y sont pas décrits, mais seulement la trace de leur passage furtif ; et M. Bloch excelle à traduire le tumulte incohérent des sentiments et des visions.
La nervosité de son âme, si nous osons dire, se confond avec la nervosité maladive des agglomérations humaines. Elle lui plaît d’ailleurs, car elle suscite une sensibilité subtile qui multiplie les émotions et comble l’abîme existant entre le réel et l’irréel. « Sa poésie, dit M. Kogan (3), décrit le monde tel qu’il se reflète dans l’âme fébrile du citadin ».
Romantique, avons-nous dit. Certes, M. Bloch l’est. Son rêve est bien le rêve romantique, mais adapté à la vie de nos jours. Désormais, il s’incarne dans l’activité bruyante et morbide des villes. Les visions en sont confuses, comme fondues, dans un halo d’électricité, si bien que « la très belle dame » dont il songe n’a pas de forme précise ; on la sent, on la devine, on l’admire, on ne la voit pas. Et dans l’admiration de cette figure imprécise, subsiste, un mysticisme secret.
M. Alexandre Bloch n’a pas beaucoup écrit. Signalons toutefois en outre de son Livre de la très belle dame, deux beaux volumes de vers : La Joie non pressentie, parus en 1908 ; puis La Terre en neige ; et une petite pièce dont le retentissement fut considérable : Les Marionnettes. Dans ses derniers écrits, M. Bloch semble vouloir se former un métier plus rapproché du classique.
A côté des noms de MM. Balmont, Brussoff, Bloch, il nous faut placer — mais tout à fait à part — celui de M. Sologoub.
M. Fédor Kousmitch Sologoub, tant par sa philosophie que par l’originalité de son talent, tient dans la littérature russe une place spéciale, et l’on ne saurait le rattacher à aucune école. Il est vrai que, quoiqu’il ait publié, à ce jour, huit volumes de vers, sa réputation est plutôt celle d’un prosateur que celle d’un poète. Nous sommes donc forcés, pour donner de lui un portrait exact, de recourir à l’examen sommaire de ses œuvres en prose. Ses romans appartiennent au genre réaliste, mais leur style et leur esprit ne permettent pas de les classer comme tels.
On s’imagine, en les lisant, que M. Sologoub ne peut voir la vie qu’à travers un voile de brume. Et il sait ce que ce voile dissimule — de la laideur, de la boue, de la tristesse. Or, il s’attache à décrire la vie telle qu’il la vit et la sait, sans rien en cacher, colorant seulement ses esquisses des touches légères de son ironie de désabusé. Parfois reparaît, çà et là, un douloureux besoin d’idéal : M. Sologoub n’ignore pas que quelque part au-dessus de lui règne « une aurore éternelle », — mais il fait si gris, ici-bas…
La plus caractéristique des nouvelles s’intitule : “Dans la foule”. Le sujet, seul, en est suffisant pour définir le sentiment de l’auteur. Trois enfants, un jour de fête, meurent étouffés par la multitude ; et leur longue agonie, décrite minute à minute, est tout un symbole.
Récemment, M. Sologoub a fait paraître un roman : Le Démon mesquin, dont la célébrité est énorme. C’est peut-être le livre qui rend le mieux l’état d’esprit de l’intellectualité russe après l’échec de la Révolution (4), livre imprégné d’une ironique mais incurable tristesse.
Les vers de M. Sologoub sont simples, rythmés et décèlent un métier expérimenté. Poète lyrique et philosophie pessimiste, M. Sologoub chante, comme s’est exprimé un critique, « la joie du non être et la fatigue de vivre ».
Au fond de l’homme, il sent le fauve tapi, mais impétueux encore, et dont les instincts se réveillent parfois avec une force inattendue. Souvent ce sont des bêtes qu’il nous montre vêtues en hommes mais qui voudraient errer librement, flairer les pistes des proies, et mordre, et tuer.
— Nous sommes des fauves encagés, dit-il.
Dans tous ses poèmes d’amour, on perçoit le désir étouffé du sourire ; lamour des fauves ne s’épanouissant qu’en présence de la mort.
Nous ne saurions mieux terminer qu’en donnant cette fine appréciation des vers de M. Sologoub. Elle est d’un autre poète de valeur, M. Goumilev :
« La force de M. Sologoub comme poète est en ce qu’il fut et resta le dernier symboliste. Tout ce qui est la conscience maladive est éloignée de ses vers ; ses images sont éphémères et disparaissent, laissant après elle une mélodie à peine distincte, rien qu’un aromate, pourrait-on dire… » Et sa muse est énigmatique : « comme un chevalier tiendrait son bouclier blasonné, elle lève un livre que personne n’a lu, et qui renferme un secret interdit. » M. Goumilev achève, avec une pointe d’ironie : « Naturellement, ce grand poète mystique parle le plus de la mort. »

Il nous reste maintenant à parler d’une catégorie d’auteurs qui eurent leurs heures de notoriété comme poètes : les chercheurs de dieux, comme on les appela, ou, plus simplement, les mystiques. Trois grands noms, que la pros gagne complètement depuis, représentent cette école : Merejkovsky, Biély, Ivanov.

M. Merejkovsky est un déçu de la science, en laquelle il n’a pas trouvé de réponses à ses questions. Il s’est alors adressé à la religion ; et la doctrine chrétienne lui est apparue comme l’unique soutien moral possible, en même temps que le seul facteur de progrès.
Le dogme qu’il s’est construit mériterait une étude approfondie. La science n’explique rien, ne solutionne rien, dit-il, en posant ses prémices. Et il lui reproche de ne pas expliquer l’antagonisme de l’amour et de la mort. « Lorsque j’aime un mort, j’affirme son immortalité. » Un autre argument qu’il ne cesse de répéter, est celui-ci : « Selon la science positive, l’univers n’aurait pas de sens, et la vie, par conséquent, serait un mal inutile. » Une de ses héroïnes tient quelque part ce langage, où nous retrouvons l’argument cent fois ressassé par les croyants de toutes les époques :
« L’homme doit être croyant, ou doit chercher la foi, sinon la vie est vide, vide… Vivre et ne pas savoir pourquoi les cigognes volent, pourquoi naissent les enfants, pourquoi il y a des étoiles au ciel… »
Enfin, il formule, contre la science, ce suprême grief : elle abolit l’individualité qui, devant elle, n’a plus ni but, ni mission.
Voici pour la partie négative de la doctrine mystique de M. Merejkovsky. La partie positive est plus vague, et les grandes lignes en sont plus difficiles à établir. Dieu et l’homme constituent un même tout. Dieu est en l’homme, l’homme est en Dieu. Tous les conflits s’aplanissent ainsi. La vieille querelle entre l’individu et la société n’a plus de raison d’être. La lutte des classes, les questions sociales, etc., cela est mesquin ; et puis, quoi que l’on fasse, les hommes continueront à vivre en souffrant, à décliner et à mourir. Puisque les fondements de la vie ne peuvent être ni changés, ni modifiés, pourquoi les efforts, les espoirs, les sacrifices, les luttes entre hommes, luttes vaines s’il en fut ?
Les poésies de Merejkovsky sont peu appréciées en Russie. Mais nous devions exposer, en quelques lignes, les fondements de son mysticisme, que deux bons poètes ont repris à leur compte : André Biély et Venceslas Ivanov.

M. André Biély est une des plus jeunes gloires de notre littérature. Comme M. Bloch, il atteint la trentaine. Comme lui encore, il acquit l’estime du grand public dès la parution de son premier livre (2002), De l’or dans l’azur. Sa prose est appréciée autant que ses vers ; et, tout de suite, il eut des disciples et des imitateurs.
Comme la plupart des poètes russes contemporains, M. André Biély est un poète douloureux, dont la secrète amertume se décèle dans toute l’œuvre. Il aspire à réaliser sa vie plus haut et veut que son œuvre érigée au-dessus des efforts banals. Mais en lui revivent les passions, les désirs, les rêves des hommes de tous les temps, et ses efforts vers l’au-delà restent vains. Quelquefois, ils l’ont fait aboutir à l’absurde ; et l’ironie ou la sévérité de la critique est alors venue accroître l’amertume de l’auteur.
A la vérité, M. Biély est de ceux qui viennent trop tard. Tout a été dit sur ce dont il voulait parler ; et c’est pourquoi ses symphonies n’ont pas toujours évité les multiples écueils semés sur leur chemin. Quel sujet plus travaillé, plus torturé, par combien de talents, que l’extase mystique ? Aussi ne peut-on pas se hasarder à y chercher l’inspiration, sans risquer de tomber dans le banal ou dans l’incohérent.
Les quatre Symphonies que M. Biély a écrites ont pour sujet la lutte éternelle de l’humain et du divin, et les drames intérieurs qu’elle suscite.
Ses œuvres sont très inégales, renfermant des pages d’une haute valeur, montrant d’autre part de fréquentes faiblesses. Cela principalement parce que M. Biély est un enthousiaste. Le coloris de ses écrits est vif, éclatant – par trop quelquefois. Les nuances dégradées, les ombres, les demi-teintes manquent à l’ensemble. Ses poèmes sont impressionnistes.
Pourtant, son style se ressent de l’influence de M. Balmont ; mais celle-ci n’arrive pas à contrebalancer la fougue impérieuse de M. Biély.
Ainsi que chez M. Merejkovsky, son mysticisme s’allie à un patriotisme fervent. « La terre russe, professe-t-il, possède des mystères qui sont à elle seule et doivent la faire aimer pieusement. »
Pour nous résumer, l’auteur des Symphonies, De l’or dans l’azur et de La Colombe argentée, est un « chercheur de Dieu » tourmenté par la vie moderne, ballotté de rive en rive, meurtri et presque vaincu – malgré sa vaillance et son admirable talent –, par le chaos de la ville athée et matérialiste.

Il nous reste à parler du plus grand de nos mystiques : M. Venceslas Ivanovitch Ivanov.
M. Ivanov, qui a aujourd’hui 44 ans, fut, dès ses premiers livres – il débuta en 1903 – considéré comme le maître indiscutable de l’école où il avait pris place.
Sa foi s’exprime avec une force rare et personnelle. Malheureusement, les caractères, en même temps archaïque et moderne de son inspiration et de ses procédés, en font un véritable prêtre d’un culte que la grande masse de ses lecteurs ignore. M. Kogan a exposé fort exactement la sensation qu’éprouve, en présence de ses vers, le lecteur, même averti : « On a l’impression d’être entré dans le temps d’un peuple dont on ignore le langage. » Mais la beauté et la sincérité des poèmes ne permettent ni le sourire moqueur de l’étranger, ni l’ironie dédaigneuse de l’athée.
Le reproche adressé à M. Ivanov par la quasi-unanimité de ses lecteurs, concerne sa langue. M. Ivanov n’a pas sur éviter les écueils où M. André Biély est, plus d’une fois, venu s’échouer. Voulant parler d’un sujet épuisé avant lui, il n’a eu que la ressource de s’exprimer avec de nouvelles combinaisons de mots ; il a réussi, mais ce n’est pas sans quelques difficultés et quelques inconvénients. Il a dû créer, de toutes pièces, un vocabulaire neuf, composé de déclinaisons de l’ancienne langue slave, vocabulaire qui n’est pas toujours facile à comprendre. Son tort fut d’oublier que le mot n’a de valeur que lorsqu’il a été forgé par la pensée et le parler des hommes, et non par l’imagination et l’érudition d’un écrivain. Ce qui fait que plus d’une de ses pièces de vers semblent des mosaïques de mots anciens, composés avec art, mais dénués de l’essentielle beauté du verbe ; de la vie.
La philosophie de M. Ivanov diffère sensiblement de celle de M. Merejkovsky. Ivanov est un individualiste, que Nietzsche, Stirner, Ibsen influencèrent. La lutte pour le surhumain le passionne, et il s’est appelé lui-même « le poète des élans et des limites ». Nulle épithète plus juste ne pouvait lui être décernée : l’élan vers les sommets et le choc fatal avec la limite, tel est le thème fondamental de ses poèmes.
Sa pensée veut déifier l’homme, incarnation de l’univers ; mais l’homme ne grandit qu’en créant ; l’œuvre d’art est donc la meilleure affirmation de l’individualité. M. Ivanov, partant de ce point de vue, s’est proclamé le chantre de l’Art et de la Création esthétique.
Ses poèmes lyriques ont eu un grand succès ; des poètes tels que Bloch, Kouzmine, Volochine n’ont pas sur se soustraire à son influence. Bornons-nous à énumérer ses principaux livres : Les Etoiles-pilotes, Eros, Parmi les étoiles, recueils de vers ; et un drame : Tantale.

Après les poètes mystiques, un nom vient tout naturellement a notre pensée : celui d’un poète philosophe – nous allions dire métaphysicien, – l’auteur des Nuits blanches et des Chansons de ma patrie, M. Minsky.
M. Minsky, a-t-on fort justement remarqué, n’est pas un musicien traduisant les sensations, mais un artiste plastique, qui les représente comme un sculpteur. Aussi, malgré leurs qualités, dont la principale nous paraît être une vision objective et tranquille des choses, ne manquant pas de grandeur, ses vers paraissent-ils froids.
Ils le sont, d’ailleurs, chaque fois que M. Minsky quitte le domaine de la réflexion et de la description pour devenir lyrique. Son style est alors boursouflé, emphatique, glacé.
M. Minsky est essentiellement humanitaire, et, longtemps, ses motifs d’inspiration découlèrent de Nékrassof. Vers 1890, lorsque, sous l’influence des poètes étrangers, des nouvelles tendances se manifestèrent, Minsky entra en possession d’un style nouveau, il affirma

Je secoue d’antiques chaînes.
Je chante de nouveaux cantiques…

Les chaînes qu’il s’efforçait de secouer étaient celles mêmes de la vieille littérature classique, enfermant l’idée dans le sens étroit de la formule. Minsky réclama une expression différente, d’où nécessairement découle une plus large interprétation. Par l’allégorie, il s’achemina vers le symbole.
Mais il n’entra pas dans le champ du symbolisme. La raison en est peut-être qu’au poète parvenu à la maturité de son talent, se substitua le philosophe conscient de lui, de ses propres forces. Et les nombreuses imperfections que l’on constate chez M. Minsky, en ce qui concerne la forme, sont en partie rachetées par une pensée originale et forte, stoïque même, quoique sans pessimisme.

Nous avons été forcés de ne parler que des plus grands poètes russes ; il ne faudrait cependant pas oublier que, derrière ces maîtres, il est toute une génération d’artistes, probes et enthousiastes, dont les effets nous réservent, sans doute, plus d’une heureuse surprise. Le manque de place nous oblige à taire beaucoup de noms. Pourtant, il en est encore plusieurs que nous ne pouvons pas passer sous silence. Force nous est de nous borner à esquisser rapidement quelques silhouettes.

M. Innoncent-Fédorovitch Annensky – né en 1854, mort en 1909 – est aujourd’hui reconnu comme un de nos meilleurs stylistes. Il avait fait paraître, en 1905, un premier recueil de vers, Les Chansons douces, auquel public réserva un accueil chaleureux. Mais le livre qui consacra sa réputation ne parut qu’après sa mort (en 1910), sous le titre Le Coffret de cyprès. M. Annensky a été un des hommes les plus érudits que comptait l’intellectualité russe. Son caractère ressemble un peu à celui de Leconte de Lisle. Ses vers dénotent une sensibilité extrêmement affinée, et sont remarquables par leur technique. Annensky est très aimé des jeunes poètes, sur lesquels il exerce une certaine influence.

M. Nicolas Stéponovitch Goumiliev est le meilleur disciple de M. Valéri Brussoff. Nous disons bien disciple, et point imitateur, car, quoiqu’il se serve – avec un charme tout personne, d’ailleurs – des procédés de celui dont il se proclame l’élève respectueux, quoiqu’il lui arrive même de traiter les mêmes sujets, M. Goumiliev reste un talent original duquel il est permis d’attendre beaucoup.
M. Goumiliev, qui n’a que 24 ans, donna sa première œuvre il y a déjà cinq ans. Elle porte titre : La Route des conquistadors. Dans son dernier livre (paru cette année), Le Fleuron, l’inspiration du jeune poète se précise ; c’est un amant de la fantaisie, de la fantaisie exotique surtout ; et c’est un poète épique plutôt que lyrique.

M. Maximilien Alexandrovitch Volochine vient de publier son premier livre de vers, fruit de dix années de travail. Il nous y apparaît comme un poète impressionniste – par ses procédés – et occultiste. Les couleurs jouent un rôle péremptoire dans ses visions, et l’on ne peut pas dire qu’il s’en serve toujours avec goût. La violence de ses imperfections efface les demi-teintes, et produit parfois des ensembles dépourvus d’harmonie. M. Volochine est surtout réputé en tant que critique d’art.

M. Serge Gorodetzky est venu, parmi les jeunes parnassiens, apporter un tempérament combatif, doublé d’une sensibilité vive, qui n’hésite pas à rompre catégoriquement avec les conventions du classicisme renaissant.
Ses vers ne sont pas toujours corrects ; et cela étonne un peu, la mode étant au métier impeccable. Mais M. Gorodetsky y a mis de la vie, de la beauté, de l’originalité. Mais M. Gorodetzky y a mis de la vie, de la beauté, de l’originalité. C’est un simple. Il vient nous apprendre la chanson naïve des champs, les lambeaux de secrets que le rêve lui donna.
Symboliste, oui, mais ne s’embarrassant pas d’un idéalisme vieillot, ne cherchant pas, quand vient la tristesse, la consolation de l’illusion.
M. Gorodetsky est un de ceux sur qui les novateurs fondent le plus d’espérance.

M. Michel Alexiévitch Kouzmine – né en 1875 – est entré en lice avec un beau livre, Les Filets, dans lequel il se montrait débordant de force. Sa manière est élégante ; son vers, ciselé d’une façon toute personnelle, évoque la poésie du temps de Pouchkine. Les poèmes de M. Kouzmine sont harmonieux et musicaux, et peut-être est-ce parce qu’il compte parmi nos meilleurs compositeurs de musique. Enclin au mysticisme, épris des choses et des hommes du XVIIIe siècle, M. Kouzmine est quelquefois précieux.
Il est fort apprécié des gens de lettres, et déjà populaire.

Nous n’avons pas de conclusion à formuler. Notre intention n’était pas de juger, de critiquer ou de louer des poètes ; moins encore de donner une appréciation personnelle sur l’ensemble de la poésie slave contemporaine. Nous nous en abstiendrons donc.
Nous voulions, en résumant sommairement leurs caractéristiques fondamentales, esquisser les portraits de nos meilleurs chantres et donner une vue d’ensemble du mouvement poétique russe. Nous ne nous sommes pas dissimulé les difficultés nombreuses d’une pareille tâche. Forcément, l’exposé des doctrines et des théories a été très incomplet ; parmi les jugements que nous avons cités, il en est peut-être d’arbitraires. Néanmoins, nous avons conscience d’être restés impartiaux autant qu’on pouvait l’être.
Plusieurs, qui pourtant ont une valeur, ont été par nous volontairement omis, tels ceux de Mme Zénaide Hippius, et de MM. Tchoulkov, Potiembine, Hoffmann, Soloviev, Piost, Roukovichnikov. Ce sont, au firmament de l’art poétique, des étoiles de moindre grandeur. On ne saurait, sans injustice, nier le charme de leur éclat. Mais, pour bien voir les plus brillantes étoiles, il nous fallait détourner les yeux de leurs sœurs plus pâles ou plus lointaines de nous.
A présent, si nous sommes parvenus à faire naître chez quelques-uns quelque intérêt pour la poésie russe, quelque désir de la connaître, nous avons atteint notre but et nous serons satisfaits.

Jacques Povolozky



(1) Revue Apollon, St-Pétersbourg.
(2) (Id.)
(3) P. Kogan, Les Contemporains, t. I.
(4) Celle de 1905 s’entend (note du Préfet maritime).



La Grande Revue, 15e année, n° 9, 10 mai 1911, pp. 114-128.

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