La Chanson des métaux (1910)

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La Chanson des métaux



Nous sommes les très durs artisans des métaux,
Les tréfileurs d’acier et les tourneurs de cuivre ;
Dédaigneux du combat que le danger nous livre,
Nous chantons notre force au rythme des marteaux.

Dès treize ans, nous sortons des classes, et l’usine
Fait des apprentis noirs des coquets écoliers ;
Nous quittons notre enfance au seuil des ateliers :
Nous sommes, désormais, les fils de la machine.

Et voici que se meurt le rêve vagabond
Dans les réalités sombres qu’il faut connaître ;
Notre oreille s’apeure aux cris du contremaître ;
Nos doigts ne sont plus noirs d’encre mais de charbon.

Mais nous avons senti la force de la vie
Pénétrer sous nos fronts et vibrer dans nos coeurs :
Nous entrons dans la lutte énorme sans rancoeurs,
Mais voyons le repos des lâches sans envie.

Nous grandissons, vaillants et gais, dans l’air ardent
Qui durcit les biceps et basane des torses,
Enivrés de sentir se décupler nos forces
Et nos dextérités qui bravent l’accident.

Nous sommes devenus les compagnons robustes
Fiers de nos bras nerveux, de nos poignets de fer,
De nos doigts assouplis, de notre regard clair,
Et de nos jours sacrés par les travaux augustes.

Nous sommes les solats des grands progrès humains !
Dans le ronronnement fébrile des courries
Nore orgueil sait goûter d’inoubliables joies
Des frissons du métal qui s’anime en nos mains.

Vulcain, notre sauvage et formidable ancêtre,
Nous a transmis, de siècle en siècle, ses secrets ;
C’est nous qui réduisons au feu les minerais
Et qui les transformons, homme, pour ton bien-être !

Farouches éclusiers des flammes, nous ouvrons
Les hauts-fourneaux brûlants d’où s’échappe la fonte ;
Le torrent gronde et bout ; dans la vapeur qui monte
Des lueurs de fournaise éclaboussent les fronts.

Et nous guidons le flot torride, à notre guise,
Vers le moule paisible où sa fougue s’endort ;
Nous fondons le canon brutal, cracheur de mort,
Et la cloche d’airain qui chante pour l’église.

Nous laminons le bloc épais ; nous tréfilons
L’énorme barre ainsi qu’un chanvre débonnaire ;
Dans l’usine qu’emplit un fracas de tonnerre,
Nous broyons le métal sous les marteaux-pilons.

Nous forgeons l’aqueduc qui draîne les eaux vives,
Les halles où le fer s’assouplit en arceaux,
La carène d’acier robuste des vaisseaux
Et les ponts suspendus arqués entre deux rives.

Les fruits de notre effort sont dans chaque maison
Et la locomotive atteste notre force ;
Nous revêtons le Fort d’une infrangible écorce
Et verrouillons le crime au noir de la prison.

Grâce à l’ardent moteur, artisant du prodige,
Nous vainquons la distance et peuplons les déserts
Et nous mettons au point pour l’empire des airs
L’hélice des planeurs, affronteurs de vertige.

Nous façonnons l’immense et le minutieux
Le chef-d’oeuvre de grâce après l’oeuvre robuste,
Nos muscles sont puissants, notre coup d’oeil est juste ;
L’orgueil de notre force illumine nos yeux.

Que le gandin soit fier de son visage pâle,
De ses doigts fuselés, et de son corps trop beau !
L’haleine de la forge a bronzé notre peau,
Le feu sur notre front met un masque de hâle.

Vive le feu ! le feu noble ! le feu vivant
Qui fait communier notre force à sa force,
D’une tunique d’or habille notre torse
Et mêle à nos chansons son murmure émouvant !

Vive le feu puissant qui fait, comme une lave,
Du coeur des hauts-fourneaux, bouillonner le métal !
Vive le feu sacré, maître parfois brutal
Dont notre volonté pourtant fait un esclave !

Nous sommes, grâce à lui, victorieux du fer
Entre nos mains l’acier demeure sans défense
Et le cuivre amolli nous doit obéissance :
Rien ne peut résister à nos brasiers d’enfer.

Grâce au feu, nous rendons la matière servile,
Pour le profit humain, nous en tirons parti,
Le frustre minerai se transforme en outil ;
Notre effort enrichit la campagne et la ville.

Vive la flamme d’or où s’abreuvent les yeux,
Qui fait participer le corps à sa puissance,
Qui multiplie, au fond des âmes, la vaillance,
Ravive l’énergie et rend l’esprit joyeux.

Chantons dans l’air chargé de feu qui nous enivre,
La face illuminée, au rythme des marteaux,
Notre labeur géant qui dompte les métaux
Et nous donne la joie et la force de vivre.



Paul Galland “La Chanson des métaux” L’Arlequin, n° 5, mai 1910, pp. 208-211.

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