L'homme-singe dégénéré (Filadelf Gorilla)

chiromonkey.jpg.gif J.-L. Faure, Chiromonkey


En 1893 paraissait à l’enseigne des éditions H. Jouve un opus qui semble le fruit des avancées de la science et des sarcasmes d’un citoyen : L’homme-singe dégénéré : notes et impressions d’un singe à travers le monde ancien et moderne (XII-316 p.). Ce n’est pas la moindre des curiosités.

Son auteur, recouvert du masque d’un pseudonyme poilu, philanthrope et musqué, Filadelf Gorilla, est resté anonyme, apparemment.
Malgré nos recherches, nous n’avons trouvé aucun élément permettant d’identifier le scabreux individu. Et s’il a un jour été dénoncé à la notoriété, c’est dans un lieu, une feuille, un livre dont nous n’avons toujours pas connaissance. Nous entendrons avec plaisir toute information qui pourrait nous être communiquée et vous la livrerons sans délai, bien sûr.

Pour l’heure, cette note de lecture issue de La Nouvelle Revue (1893, p. 893) :

Aimable fantaisie de beaucoup d’esprit qui se sert volontiers de la forme humoristique pour faire entendre aux lecteurs des vérités assez dures sur les hommes et les choses du temps présent.

Voilà qui ne nous avance pas beaucoup. Néanmoins, gage de notre intérêt, ces quelques citations pêchées dans l’ouvrage, l’épigraphe tout d’abord qui donne le ton :

Plus le singe monte haut, plus il montre son derrière
proverbe allemand


Satire sans doute, il est des pages frottées d’âneries gratinées qui nous ont tout naturellement fait songer à celles qui feront la gloire de Marinetti :

La mort à la guerre, c’est la mort la plus poétique, la plus belle, la plus souhaitée.
Là, en pleine nature, dans l’air frais, grisés par l’enthousiasme, par les sons des marches et par les clairons, enivrés jusqu’au profond de l’être par l’ardeur de la poudre et de la fumée, pleins d’orgueil et d’amour-propre, fiers de tomber sous les plis du drapeau de la patrie, de cette grande Patrie, qui renferme tout ce qu’il y a pour nous de plus cher au monde, vous recevez en pleine poitrine une balle et sans même un râle vous expirez contents d’avoir servi votre pays, la terre de vos aïeux.


Il est difficile de s’en tenir au premier degré cependant et nous vous livrons, pour vous en faire une idée quelques chapitres choisis qui n’empêcheront personne de penser au Gog de Papini, et aux romans de l’homme-singe, tel le fameux Homme qui devint singe de Magog (éditions cosmopolites, 1930). L’enquête se poursuit…




AVANT-PROPOS

Le livre d’un singe ! Je vois déjà le mépris qui se dessine sur vos lèvres, ô lecteur ! Mais excuse ? si je plaide ma cause !… Est-ce un « livre » ce qu’on écrit dans les rues, les boulevards, sur les bancs des squares, sur les tables des brasseries, sur la rampe des ponts ? Est-ce encore un « livre », dans le sens que vous, hommes, attachez à ce mot, que ces mauvaises notes crayonnées à tous les carrefours, à la hâte, à l’improviste, prises au vif comme des instantanés par un mauvais photographe !… Appellerez-vous enfin un « livre», ces papiers épars, ces brouillons, toutes ces notes, enchevêtrées les unes dans les autres, sans cohésion, comme des esquisses d’un album d’artiste…

Non, cher lecteur, soyez indulgent et pensez de plus que ces notes sont l’œuvre d’une bête, d’un animal hideux, ignorant, détestable et sauvage, d’un singe poilu et malpropre, qui n’a été élevé ni dans vos Alma Mater, ni dans la Sorbonne, ni dans vos grandes institutions européennes…

Ne soyez pas injuste envers une pauvre bête déshéritée qui vit en plein air, qui flâne partout où l’emporte le courant de la foule de cette grande capitale et ne fait qu’attraper par bribes les événements du jour et les questions qui agitent le monde. Elle ramasse ce qu’elle trouve dans l’air, dans l’atmosphère de ce grand Paris, de cette fournaise gigantesque où se forgent et se manient les idées les plus vastes, les projets les plus grandioses, ce fourneau du monde — Vulcain — fin de siècle, d’où l’on extrait des minerais et des scories qu’on y avait jetés, les métaux précieux et l’or le plus pur et le plus brillant… C’est le singe qui vient de Guinée, c’est la bête qui abandonne ses forêts sauvages et ses arides plaines et entre dans cette atmosphère pleine d’électricité, qu’il absorbe comme un accumulateur, qui ressent cette profonde et large respiration de ce poumon du vieux monde…

Ah, que voulez-vous ? Ce Paris, il n’y en a pas un autre, il n’y a eu jadis qu’Athènes, il n’y a que Paris de nos jours !

On construit de plus grandes, de plus riches, de plus brillantes capitales ailleurs, J’en ai vu déjà. Mais lorsqu’on les a visitées et qu’on a admiré leur beauté, on se presse de partir… On n’y est pas chez soi. Paris n’est pas dans le monde, le monde est dans Paris.

Ici le monde et là Paris ; c’est l’équilibre !

a déjà chanté le lion exilé de notre siècle.

Le premier jour que je mis pied à terre sur ce sol si aimé des Muses, mon émotion était si grande que j’en avais les yeux mouillés… Voilà un singe bien naïf ! Je ne savais moi-même pourquoi cette émotion. Machinalement j’étendis le bras dans le café où je me trouvais et je pris un journal. C’était le Figaro. Mes yeux tombèrent sur l’article de fond. Il s’intitulait “L’Artisan”. Voici ce qui était écrit :

« Quelle est puissante la fascination de ce Paris, Paris prodigieux et terrible Paris, sur les adolescents en qui parlent confusément de grands désirs ! De quel tressaillement profond et de quelle angoisse s’émeut le cœur, lorsque, après la fièvre de l’attente et du voyage, soudain l’énorme ville grise apparaît aux yeux et que retentissent les magiques syllabes, banalement créées sur les quais d’arrivée !…

« Sitôt après, c’est la lutte isolée et la noire, l’abominable misère des villes ; l’oisiveté forcée, peuplée de rêves douloureux, la marche errante et affamée dans le flamboiement des rues ; les esprits haletants et les tendres amitiés avec les frères de la mauvaise étoile ! »

Oh, que c’était vrai et poignant à la fois que tout cela ! Comme il touchait juste sur la plaie ce fer brûlant ! Que j’ai depuis éprouvé l’écrasante réalité de ce dernier paragraphe !

Oui, tu as passé, pauvre singe, par toutes ces déceptions, ces hallucinations, ces ivresses, ces fièvres qui nous réduisent en peau et en os, en squelettes ! Mais si c’était la fin, le terme au moins après tant de désillusions et d’espoirs déçus !…

Oh ! non, malheureusement la lutte ne fait que s’engager de plus en plus sanglante tant qu’on pénètre dans le sein d’airain de la société, tant qu’on s’approche de plus près du flanc de plâtre de ce bigarre et grotesque, capricieux et malin, méchant et grognon vieillard qu’on appelle la « foule »…

Il ne faut pas pourtant se désespérer ; au contraire : cette lutte me fortifie et me donne du courage.

Le dicton que j’estime le plus ce sont ces trois mots latins :

« Audaces fortuna juvat. »

En avant ! Tant qu’on a le sang dans les veines et le feu dans la machine, qui nous sert de locomotive sur le sol aride de la terre il faut ne pas reculer, ne céder le pas devant aucun obstacle !

Tous ont passé par là. J’invite seulement la jeunesse à m’offrir son secours ; il y a des brouillards et des ténèbres qui nous entourent et qu’il faut percer et franchir. Son œil brillant et vif est bien propice pour conduire et pour montrer le chemin du vrai et de la lumière !

Qu’elle oublie pour quelques heures seulement ses papillons folâtres qui la distraient et l’enivrent !…

Les temps sont difficiles ; sous cette gaie rubrique du sarcasme d’un Forain, il y a assez de venin et d’amer poison !…

Je l’invite à ce temps oh le sol semble trembler et fuir sous les pieds des grands, je l’invite à ces jours de trouble et de doute où les statues les plus solides et brillantes semblent avoir des pieds d’argile et s’écrouler au premier choc, comme celle d’airain qu’avait rêvée jadis le roi de Chaldée.

Il y a trop d’électricité et de matières explosibles dans le souterrain pour dormir sur des roses, ô jeunesse séquanaise !

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