AVANT-PROPOS
Le livre d’un singe ! Je vois déjà le mépris qui se dessine sur vos lèvres, ô lecteur ! Mais excuse ? si je plaide ma cause !… Est-ce un « livre » ce qu’on écrit dans les rues, les boulevards, sur les bancs des squares, sur les tables des brasseries, sur la rampe des ponts ? Est-ce encore un « livre », dans le sens que vous, hommes, attachez à ce mot, que ces mauvaises notes crayonnées à tous les carrefours, à la hâte, à l’improviste, prises au vif comme des instantanés par un mauvais photographe !… Appellerez-vous enfin un « livre», ces papiers épars, ces brouillons, toutes ces notes, enchevêtrées les unes dans les autres,
sans cohésion, comme des esquisses d’un album d’artiste…
Non, cher lecteur, soyez indulgent et pensez de plus que ces notes sont l’œuvre d’une bête, d’un animal hideux, ignorant, détestable et sauvage, d’un singe poilu et malpropre, qui n’a été élevé ni dans vos Alma Mater, ni dans la Sorbonne, ni dans vos grandes institutions européennes…
Ne soyez pas injuste envers une pauvre bête déshéritée qui vit en plein air, qui flâne partout où l’emporte le courant de la foule de cette grande capitale et ne fait qu’attraper par bribes les événements du jour et les questions qui agitent le monde. Elle ramasse ce qu’elle trouve dans l’air, dans l’atmosphère de ce grand Paris, de cette fournaise gigantesque où se forgent et se manient les idées les plus vastes, les projets les plus grandioses, ce fourneau du monde — Vulcain — fin de siècle, d’où l’on extrait des minerais et des scories qu’on y avait jetés, les métaux précieux et l’or le plus pur et le plus brillant… C’est le singe qui vient de Guinée, c’est la bête qui abandonne ses forêts sauvages et ses arides plaines et entre dans cette atmosphère pleine d’électricité, qu’il absorbe comme un accumulateur, qui ressent cette profonde et large respiration de ce poumon du vieux monde…
Ah, que voulez-vous ? Ce Paris, il n’y en a pas un autre, il n’y a eu jadis qu’Athènes, il n’y a que Paris de nos jours !
On construit de plus grandes, de plus riches, de plus brillantes capitales ailleurs, J’en ai vu déjà. Mais lorsqu’on les a visitées et qu’on a admiré leur beauté, on se presse de partir… On n’y est pas chez soi. Paris n’est pas dans le monde, le monde est dans Paris.
Ici le monde et là Paris ; c’est l’équilibre !
a déjà chanté le lion exilé de notre siècle.
Le premier jour que je mis pied à terre sur ce sol si aimé des Muses, mon émotion était si grande que j’en avais les yeux mouillés… Voilà un singe bien naïf ! Je ne savais moi-même pourquoi cette émotion. Machinalement j’étendis le bras dans le café où je me trouvais et je pris un journal. C’était le Figaro. Mes yeux tombèrent sur l’article de fond. Il s’intitulait “L’Artisan”. Voici ce qui était écrit :
« Quelle est puissante la fascination de ce Paris, Paris prodigieux et terrible Paris, sur les adolescents en qui parlent confusément de grands désirs ! De quel tressaillement profond et de quelle angoisse s’émeut le cœur, lorsque, après la fièvre de l’attente et du voyage, soudain l’énorme ville grise apparaît aux yeux et que retentissent les magiques syllabes, banalement créées sur les quais d’arrivée !…
« Sitôt après, c’est la lutte isolée et la noire, l’abominable misère des villes ; l’oisiveté forcée, peuplée de rêves douloureux, la marche errante et affamée dans le flamboiement des rues ; les esprits haletants et les tendres amitiés avec les frères de la mauvaise étoile ! »
Oh, que c’était vrai et poignant à la fois que tout cela ! Comme il touchait juste sur la plaie ce fer brûlant ! Que j’ai depuis éprouvé l’écrasante réalité de ce dernier paragraphe !
Oui, tu as passé, pauvre singe, par toutes ces déceptions, ces hallucinations, ces ivresses, ces fièvres qui nous réduisent en peau et en os, en squelettes ! Mais si c’était la fin, le terme au moins après tant de désillusions et d’espoirs déçus !…
Oh ! non, malheureusement la lutte ne fait que s’engager de plus en plus sanglante tant qu’on pénètre dans le sein d’airain de la société, tant qu’on s’approche de plus près du flanc de plâtre de ce bigarre et grotesque, capricieux et malin, méchant et grognon vieillard qu’on appelle la « foule »…
Il ne faut pas pourtant se désespérer ; au contraire : cette lutte me fortifie et me donne du courage.
Le dicton que j’estime le plus ce sont ces trois mots latins :
« Audaces fortuna juvat. »
En avant ! Tant qu’on a le sang dans les veines et le feu dans la machine, qui nous sert de locomotive sur le sol aride de la terre il faut ne pas reculer, ne céder le pas devant aucun obstacle !
Tous ont passé par là. J’invite seulement la jeunesse à m’offrir son secours ; il y a des brouillards et des ténèbres qui nous entourent et qu’il faut percer et franchir. Son œil brillant et vif est bien propice pour conduire et pour montrer le chemin du vrai et de la lumière !
Qu’elle oublie pour quelques heures seulement ses papillons folâtres qui la distraient et l’enivrent !…
Les temps sont difficiles ; sous cette gaie rubrique du sarcasme d’un Forain, il y a assez de venin et d’amer poison !…
Je l’invite à ce temps oh le sol semble trembler et fuir sous les pieds des grands, je l’invite à ces jours de trouble et de doute où les statues les plus solides et brillantes semblent avoir des pieds d’argile et s’écrouler au premier choc, comme celle d’airain qu’avait rêvée jadis le roi de Chaldée.
Il y a trop d’électricité et de matières explosibles dans le souterrain pour dormir sur des roses, ô jeunesse séquanaise !
1 De Monsieur N -
Cher Préfet,
J’ai quelques informations qui devraient vous permettre d’identifier qui se cache derrière ce pseudonyme (transparent, d’ailleurs, une fois que l’on connaît sa véritable identité). Mais je ne sais si cela permettra de lever le voile ou d’épaissir encore le mystère de ce curieux personnage…
Le temps de mettre mes quelques informations au propre, et je vous fais parvenir le peu dont je dispose.
Amicalement,
Monsieur N
2 De Eleonora -
Cher Préfet,
l'homme qui se casse derrière le pseudonyme Gorilla est Alexadros Philadelpeus (1866-1955), artiste, critique d'art et archéologue grec.
Bien à vous,
Eleonora
3 De Le Préfet maritime -
Oui, oui, c'est bel et bien indiqué là : http://www.lekti-ecriture.com/index.php/post/2010/03/17/Filadelf-Gorilla-r%C3%A9v%C3%A9l%C3%A9-%28merci-Gallica-!%29
4 De albertinet -
hum ... ceci me rappelle la réponse à une autre question :
Loser par Beck
http://www.deezer.com/fr/music/radi...