L'Ecole des beaches (Fernand Fleuret)

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Pour complaire à de bons amis, j’ai consenti à m’emmerder. C’était tantôt à Juan-les-Pins, tantôt à Monaco-Beach. Pourquoi Beach ? Pourquoi pas plage ? Parce qu’aujourd’hui l’on ne dit plus culotte, mais short, qui veut dire chemise, et les trois-quarts des Français qui ne possèdent aucune langue étrangère, prononceraient shit, qui veut dire merde. Et ainsi de suite. Ça n’en finirait pas… (Je sais vaguement qu’il s’agit moins de shirt que de short, mais je n’en suis pas à cela près. Ne me faites pas rater mes effets.)

Cette salade de mots anglais, anglo-américains n’est pas un phénomène linguistique — ressortissant à l’occupation. J’allais écrire l’invasion — mais bien au mercantilisme sordide de nos calicots, bistrots, épiciers et « hosteliers », qui troqueraient leur langue maternelle pour gagner cent sous en zinc. Ils avaient le mot desport, qui signifie plaisir, délassement, dans la langue romane ; ils ont adopté l’aphérèse pour mieux vendre des leggins, des rackets de tennis, des godasses en box-calf, des cocktails, des mixed-grill et des caps, qu’ils écrivent capes et mettent au féminin ! etc., etc. Sport, il est vrai, vous donne un air illuminé, vous fait sortir les yeux de la tête et gonfler les muscles, surtout quand on n’en a pas, tandis que desport vous a un petit air souriant et gentil, un petit air mignard qui ne convient pas à des costauds, foutre !

J’ai donc vu à Juan-les-Pins et Monaco-Beach des gens à poil qui avaient pris un air sacerdotal, celui des imbéciles qui écoutent une sonate réputée, ou contemplent un navet du Salon, — le vrai, pas le nôtre. Eux se croyaient sans doute au temps de Périclès, devant la mer Ionienne : ils étaient la Beauté selon la formule de Pierre Louÿs, la Force et la Liberté. Leur illusion collective était si grande que personne ne pouffait de rire ou ne baissait les yeux de pitié devant un malheureux petit bossu qui gigotait dans la flotte, le poil des cuisses surnageant alentour comme des algues, un pneu au col pour n’être pas ravi par les filles de Poséidon. C’était pourtant le mieux à. faire — à laisser faire, ô foutriquet ! Je t’eusse aimé parlant des Muses, ou sanglotant de passion réfrénée, ou te moquant finement des autres. Esope ami des Dieux !

Les « dames » montraient des fesses en crêpe de Chine, des coussins de chair débordant sous les bras et des aisselles passées à la pierre ponce. Et j’imaginais leurs mottes en escalopes de veau, écœurantes «le fadeur et bonnes à vendre chez les pharmaciens, entourées de papier-cristal, comme des brosses à dénis aseptisées. Les hommes affichaient des bras et des jambes en tuyaux de pipe, des omoplates saillantes, des genoux cagneux, des poitrines de pions ou de charcutiers, des échines en cordes à nœuds et… des lunettes. Ce n’est, pas eux que le sport embellira, si, tel qu’ils le conçoivent, il a jamais embelli personne !

La plupart, « bétail pensif sur le sable couché », la face ou le dos vers le ciel, semblaient méditer profondément. Mais croyez que leur silence pythagoricien ne favorisait ni la perception de la musique des sphères, ni la communion de Pâme avec le démon socratique, ni le recueillement religieux devant la Nature, ni rien qui’ approchai la pensée de près ou de loin. Chacun nourrissait avec impatience la même idée fixe : être plus bronzé que son voisin; et chaque femme s’entrevoyait décolletée jusques au trou du cul, dans un des premiers dîners chic de la rentrée : “Je suis noire, donc je suis belle.”

Un ennui mortel planait sur ces désœuvrés. Il n’était que l’évaporation de leur ennui même, lequel moulait dans l’azur avec la sueur de l’enlrefesson et les mixtures que l’on baptise parfums, Eclador éthéré pour les ongles, le palm-olive et le « tabac-goût-américain », fait de poussière de manège. Cependant, les dauphins de caoutchouc flottaient sur la « mer violette ». Les vrais étaient au large, où ils reparlaient avec regret de la fable d’Arion…

A Monaco-Beach comme à Menton, les mêmes gens sacerdotaux et masochistes regardaient cinq ou six figurants stipendiés se jeter dans une piscine à deux pas de la mer ! Un jazz ajoutait encore à la mélancolie funèbre qui s’étend de Bandol à la frontière d’Italie. De temps à autre, le saxophone s’arrêtait de jouer et ce merlan pommadé, penchant la tête comme il l’a vu faire aux nègres authentiques qui ont souffert de convulsions dans leur enfance, régalait l’auditoire d’une chanson d’outre-Atlantique, à laquelle personne ne comprenait rien. Chier dans le Figaro, le balancer dans l’orchestre !… A deux pas, ai-je dit, la mer tonnante et majestueuse, qui s’élevait et s’abaissait comme le ventre du Monde… Mais ils ne regardaient ni la mer, ni l’alcyon béni, sublime et dédaigneux, qui planait au-dessus d’elle et conversait avec les Anges : sa petite tête tournant vers l’un et vers l’autre, seulement plusieurs tonnes d’eau mêlées à 50 % d’urine, à quoi s’ajoutait une proportion inconnue mais débordante de gonocoques et de tréponèmes. Moi qui hais la guerre, mais qui suis d’une longue lignée de guerriers, j’eusse aimé qu’un clairon secouât toute cette chiennaille aux épaules et l’envoyât affronter les grenades et les baïonnettes, dans un pays où les Blancs et les Noirs commençaient de s’étriper. Je l’eusse entraînée à la mort, une canne à la main. Un stick, pardon ! On fait du sport, ou l’on n’en fait pas. Mais vous ne valez même pas ça, fleurs de nave, zéros du café-crème, du jus de tomates, du lemon-squash et du quart-Villel ; vous qui revêtez en ville la vareuse du débardeur et du marin, ou la salopette du mécano, insultant ainsi au travail par les travestis dérisoires de l’oisiveté !

Ces gens à poids, qui ne pensent à rien, ont eu pourtant une idée initiale. Elle leur a poussé sous les fesses, comme une graine oubliée dans un pli de rond-de-cuir. C’était sans doute dans un bureau du lundi, lendemain d’une visite au Louvre : RÉALISER L’ART !… Car, en somme, ces sculpteurs hellènes, latins, égyptiens, s’étaient bien servis de modèles vivants !… Le soir, après un regard dans l’armoire à glace, ils s’étaient vus avec leurs épouses en puissance d’imiter peinture et statuaire. Puis ils avaient réveillé, appelé à la rescousse leur fille et leur petit garçon. Et l’on avait vu que la viande de toute la famille, pouvait l’aire la pige aux Beaux-Arts. Eh ! vas-y, l’Hercule Farnèse, la Vénus de Milo, l’Anadyomène, l’Apollon du Belvédère, les mômes de Laocoon !… Quelqu’un n’a-t-il pas dit : « La Nature imite l’Art ? »

Non, la Nature n’imite pas l’Art ! C’est bien en l’espèce une erreur bourgeoise, pareille à toutes les erreurs de la Bourgeoisie, qui a cru qu’elle pouvait imiter la Monarchie, et qui, en moins de cent cinquante ans, a ruiné tout ce que les siècles avaient amassé d’expérience, de patience, d’intelligence, de foi, de labeur, de culture et d’argent. J’oubliais la gaieté, l’insouciance et le stoïcisme, quand il n’y avait plus de place pour les premières. On n’imite pas l’Art, même avec un beau corps, les uns pour réaliser une certitude vaine et prétentieuse, les autres pour savourer, fût-ce à leur insu, l’insolence, la grossièreté, voire la honte de montrer ce qui doit être caché. Ce qui doit être caché au nom de la Volupté même, laquelle n’a que faire, d’ailleurs, de l’académisme, ensuite au nom de la décence, qui s’accorde avec elle comme avec une sœur ; enfin, au nom de l’expérience de plusieurs millénaires, sous nos climats. Mais réaliser l’Art, pour y revenir, est la chose la plus bouffonne qui se soit encore vue. L’Art tient un milieu changeant, instable, entre la Nature et la Fantaisie, c’est à la fois l’âme de l’artiste et sa sensualité personnelle, deux choses qui ne se rencontrent qu’en lui et, pour une fois, unique au cours des âges. C’est encore une inspiration qui lui vient d’ailleurs, peut-être du Ciel, comme le croyaient Socrate et Platon. La vie est sur un plan, l’Art est sur un autre…

Choisissez la plus « belle » servante, montrez-la au boni d’un ruisseau ombragé de ramures, cachez derrière deux vieux saligauds : cela ne ressemblera en rien à Suzanne, et vous n’obtiendrez jamais la mystérieuse, la majestueuse sensualité de Bethsabée. Quoi ! ce sera dégueulasse… Essayez de même de réaliser Guys, Lautrec, Renoir, Gauguin, et nous vous en dirons des nouvelles… Cela rappelle l’illustre cabotin qui s’était fait la tête de Bossuet et récitait devant mille crétins béats l‘Oraison funèbre du Grand Condé. Celui-là blasphémait, deux fois, et vous ne vous aperçûtes de rien ! Il n’y avait donc en vous ni cœur ni tripes ? Il n’y avait surtout aucune idée de l’Art. Je vous vois très bien sur les marches de l‘Acropole récitant avec des hoquets la Prière de Renan, vêtus d’un costume mi-civil, mi-ecclésiastique, comme il convient, n’est-ce pas ?

Mais, pour montrer vos culs au ralenti, je me suis laissé dire que Monaco-Beach avait dépensé quatre vingts millions! Quatre-vingts millions quand 500.000 chômeurs ont des trous à leurs culottes. « Eh bien, di- rez-vous, qu’ils aillent sans pantalons !” Vous donnez si bien l’exemple !

Ô vous, camarades mineurs, hommes de sport, les vrais, les nécessaires et non les oisifs ; vous, dis-je, qui pourriez à meilleur titre passer pour des Hercule et des Apollon, vous qui ne le savez même pas : Camarades, qu’attendez-vous pour sortir de terre et nous casser la gueule ?


Fernand Fleuret



La Bête noire (E. Teriade et M. Raynal dir.), n° 6, 1er novembre 1935, p. 3.



Bientôt, ici même, sur l’Alamblog : les inventeurs de plages

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