Conseils du chevalier de La Morlière à un jeune Littérateur qu'il avait adopté pour fils, ou Étrennes aux journalistes

LaMorliere.jpg


Conseils
du chevalier de La Morlière
à un jeune Littérateur qu'il avait adopté pour fils
ou
Étrennes aux journalistes.



Source des grands talents & source du malheur
Le désir de la gloire est entré dans ton coeur,
Tu contemples les mers ; heureux sur le rivage,
Tu brûles, jeune encor, d'exercer ton courage,
Et tu veux défier, Pilote audacieux,
Les flots & les écueils, les mortels & les Dieux.
Eh ! ne sais-tu donc pas que les plus grands orages
Soulèvent l'Océan, le couvrent de naufrages,
Que des Cieux le Nocher tombe dans les enfers,
Se relève, & souvent s'engloutit dans les mers ?

Ecoute-moi, mon fils, avant que sur ta tête
Le Ciel ait assemblé les feux de la tempête ;
Et que ton frêle esquif, jouet des Aquilons,
Se soit précipité dans les gouffres profonds.

Aux Sages, aux Héros la gloire est toujours chère,
Je le sais ; & pour eux est l'astre de la terre.
Qui méprise la gloire, aime peu la vertu.
S'il l'eût aimée, Antoine eût-il été vaincu ?
Renonçant aux lauriers dont il fut idolâtre,
Eût-il honnêtement suivi sa Cléopâtre ?
Amant timide & lâche, eût-il abandonné
A son rival heureux l'Orient consterné ?
Non, sans doute; & celui qui veut dans la mémoire,
Echapper à la mort, & vivre pour la gloire,
Doit servir son Pays , son Roi, l'humanité,
Et fonder son espoir sur la postérité.
Elle seule, ô mon fils, est juste ; le génie
Eut presque en tous les lieux une.ingrate Patrie,
Naquit dans l'abandon, vécut persécuté,
Mourut dans la misère & la calamité.

Le nom de Thémistocle importuna l'envie ;
Elle accusa Socrate, & condamna sa vie,
Bannit le grand Corneille, attaqua Scipion,
Des murs par lui sauvés, exila Cicéron.
Le Vainqueur de Rocroy fut en butte à sa rage
Turenne à ses fureurs opposa son courage.
Elle outragea Colbert au-delà du trépas ;
Catinat la souffrit, & ne s'en plaignit pas.

Si tu reçus du Ciel un sublime génie,
Si tes vers de Racine ont la douce harmonie ;
De l'altier Bossuet, du tendre Fénélon,
Si ta prose a la force & l'aimable onction,
Tu verras l'Euménide accourir sur tes traces,
Condamner ta vigueur & mépriser tes grâces.
Elle fera hurler les odieux Refrons,
Païra les Gazetiers, les sots, les Histrions,
Montrera tes vertus sous des couleurs sinistres,
Et par l'organe impur de ses lâches ministres,
Prévenant contre toi ton siècle & ton païs,
Etouffera ta voix, glacera tes amis,
Du poids de l’infortune & de la calomnie,
Accablera ton front & chargera ta vie.

« Mais de Refron, dis-tu, si les noirs successeurs
« Attaquent mes talents, veulent salir mes moeurs,
« Si sur ses vils tréteaux l'infâme parodie
« Pour flétrir mes succès, défigure Thalie
« J'aurai pour moi les Cours, les Grands & les Héros.
« Aux Protecteurs des Arts, j'offrirai mes travaux.
« Sous leur abri puissant je braverai Zoïle ;
« Je vivrai pour la gloire & je mourrai tranquille. »

Oui, mon fils, les bons Rois chérissent les bons vers,
Et pour les Amphions leurs trésors sont ouverts.
Les Chantres de l'Amour sont adorés des Belles,
Et Bernard eut, dit-on, des Maîtresses fidelles.
Le Guerrier du Poëte invoque les talents ;
Appuyés l'un sur l'autre, ils deviennent plus grands.
Maurice s'applaudit d'avoir eu son Voltaire (1) ;
Et Washington sait bien qu'il aura son Homère.

Mais par tes premiers chants, crois-tu, vainqueur heureux,
Surpasser tes rivaux, & plaire à tous les Dieux ?
Seras-tu donc Virgile ? & ta voix faible encore
Pourra-t-elle chanter les Rois que l'on adore ?
Pourras-tu des Héros célébrer les exploits,
Conduite les Bergers sous les voûtes des bois ?
Séduiras-tu Lucrèce, & la folle Thémire
Voudra-t-elle à tes vers accorder un sourire ?

De combien de dégoûts n'es-tu pas menacé ?
D'un trait ingénieux ton Censeur est blessé ;
Ton Libraire est un sot, ton Mécène un avare ;
Ton pays te dédaigne, & ton siècle est barbare.

Ce sentiment exquis, ce tact heureux du beau,
Qu'Aristote connut, qui distingua Boileau ;
Le goût a disparu ; la sombre Anglomanie,
Du plus grand des Français accuse le génie.
Racine, à les en croire, est toujours sans chaleur,
Et monotone & froid, ne parle point au coeur.
C'est en vers languissans qu'Hermione s'enflamme ;
Burrhus est sans vertu, Clitemenestre sans âme,
Achille sans courage, Acomat sans fierté ;
Zipharès sans amour, Joad sans piété,
Racine est un pédant ; ce Poëte sublime
N'a, selon ces Messieurs, bien connu que la rime.
Shespiehr est leur Héros ; ses hideux fossoyeurs
Valent pour eux Larive (2), & sont leurs grands Acteurs.

D'autres plus insensés, & méprisant Molière,
Placent sur le Théâtre une Muse grossière,
Dont le langage impur, le cynisme effronté
Offensent la pudeur, font rougir la beauté,
Et qui présente aux yeux de Paris en délire,
Le coeur d'une Catin & le front d'un Satyre.

Ne yois-tu pas la foule, ivre de Figaro,
A cris tumultueux prodiguer les bravo,
Et venant d'applaudir Marcelline & Susanne,
Ecouter, de sang froid, Athalie & Roxanne ?
Ne vois-tu pas, dis-moi, tout ce Peuple falot,
Abandonner Tartuffe , & courir à Jeannot,
Et Panurge, en dépit d'Armide & d'Angélique,
Usurper les honneurs de la Scène Lyrique ?
Ne vois-tu pas encor le Drame ténébreux,
Equivoque avorton & bâtard dangereux,
Renverser de leur trône Euterpe & Polymnie (3)
Et de ses noirs lambeaux envelopper Thalie ?

Le faux goût dans Paris propage ses erreurs,
Et despote superbe, exerce ses fureurs.
Son palais fut bâti par une main barbare ;
La forme en est Anglaise, & le contour bisarre
. Ses Dieux sont des magots, ses jardins sont des champs,
Ses Soldats des pantins, de Journaux ses écrans.
Sur Jeannot, fier Atlas, il élevé son trône,
Et d'un long bonnet d'âne il forme sa couronne.
Ses vêtemens serrés sont couverts d'oripeau ;
Et d'une étoffe à jour il a fait son drapeau, '
II marche environné de tous les Journalistes,
Trompettes de sa gloire, & clabaudeurs gagistes.
Ils jugent de travers, blâment les bons écrits,
Ignorent les beaux Arts, & trompent les Esprits.

Sur leur troupe noircie & d'encre & de fumée,
Porte un moment tes yeux & crains la renommée.
Je t'offre les dangers ; c'est à toi de les fuir ;
Profite du présent, tremble pour l'avenir.

Du Journal de Sirap le Sanhédrin comique
Croit de nos Beaux-Esprits régir la république,
Et ne se souvient pas, sottement orgueilleux,
Qu'il osa mériter le courroux de nos Dieux.
L'Olympe en eut pitié; mais cependant Mercure
En tapinois, dit-on, rit de cette aventure.
Les bâtards héritiers de l'Almanach Refron,
En style de Collège offensent la raison,
Blasphèment le Soleil alors qu'il les éclaire,
Insultent, sans pudeur, aux mânes de Voltaire,
Des meilleurs Ecrivains profanent le tombeau,
Outragent D'Alembert, Fontenelle & Rousseau
Et pour comble d'orgueil, ces Zoïles modernes,
A l'esprit de travers, au coeur froid, aux yeux ternes,
De toute renommée insolents détracteurs,
Peuvent venger les Loix, les Lettres & les Moeurs.
Au milieu de ces sots & plats folliculaires,
Du Pinde dévasté reptiles mercenaires,
Plains ton siècle, ô mon fils, en contemplant Ovrou,
- se croit un aigle, & n'est qu'un vil hibou :
De ses cris discordans il trouble le bocage,
Epouvante l'écho qui se tait sous l'ombrage,
Et pense, admirateur de sa difformité,
De l'oiseau porte-foudre avoir la majesté ;
Chacun veut décider, & chacun fait fa glose ;
Et le sieur *** croit être quelque chose ?

« Ce portrait est frappant sans être exagéré ;
« Mais de l'amour des Arts noblement enivré,
« Je veux, me réponds-tu, plus fier & moins timide,
« Entrer Jans la carrière, & d'un bras intrépide
« Repousser le Forain, le Calomniateur,
« Et le Périodiste & le Persécuteur.
« Jeune & plein du beau feu que donne le bel âge,
« Je forcerai la haine à craindre mon courage :
« Dans les champs de l'honneur j'ai bravé les Anglais ;
« Des Feuillistes obscurs je défierai les traits,
« Je marcherai vainqueur au sein de la tempête,
« Et sous mes pieds vengeurs j'écraserai leur tête »
.

Ton audace me plaît, mon fils , ta loyauté,
Tes élans vers la gloire & ta noble fierté,
Ton libre caractère au milieu des esclaves,
Cette mâle valeur qu'indignent les entraves,
Me prouvent tes vertus, m'annoncent tes malheurs,
Alarment ma tendresse & font couler mes pleurs.
Crois ton père , ô mon fils ; dans la vaste carrière
N'entre pas imprudent, & reste à la barrière.
Ecris pour tes amis, mais non pour l'Univers ;
Et que le seul amour applaudisse à tes vers.
Cultive tes talents sans monter au Parnasse ;
Vois de tous les écrits la publique disgrâce.
S'ils sont mauvais, l'oubli les tue encore enfans ;
Et s'ils sont bons, l'envie éveille ses serpens ;
D'un livre peu couru la tombe est bientôt faite ;
La persécution attend le grand Poëte.

Va, la gloire est perfide, & ses trompeurs attraits
Séduisent un moment, ne contentent jamais.
Evite la Sirène ; Heureux & solitaire,
Lis en paix Despréaux, La Fontaine & Voltaire :
Sans tourmenter ta vie, éclaire ta raison ;
Parfume tes beaux jours des fleurs d'Anacréon ;
Aux deux Temples des Arts adore Iphigénie ;
Pleure avec Lanada, pleure avec Mélanie ;
De l'immortel David admire le tableau (4) ;
Du Sculpteur de Pascal (5) admire le ciseau ;
Des soupirs d'Héloïse embellis ta mémoire ;
Citoyen politique, approfondis l'Histoire ;
Observe tous les faits, parcours tous les climats ;
Lis tous les bons Auteurs, mais ne le deviens pas.



( I ) Voyez le Poëme sur la Bataille de Fontenoy (Toutes les notes sont de l'auteur).
(2) Acteur à la Comédie Française.
(3) Une des innovations les plus ridicules de ce siècle de Dictionnaires, de Journaux, de Livres de mauvaise Physique, & de Médecine plus mauvaise encore ; une des choses qui prouve le plus jusqu'à quel point on a confondu tous les genres & égaré le Public, c'est de voir jouer l'Indigent, la Brouette du Vinaigrier, Germance, & autres Drames bien noirs, sur ce Théâtre où, la veille, on a représenté Rose & Colas, l'Amant jaloux, &c.
(4) Représentant le serment des Horaces entre les mains de leur père.
(5) M. Pajou.

Fin des Conseils du Chevalier de la Morlière.


Chevalier de La Morlière Le Misanthrope et les conseils du chevalier de La Morlière à un jeune littérateur qu'il avait adopté pour fils, ou Étrennes aux journalistes. - Amsterdam, Langlois fils (Amsterdam) 1786, pp. 19-31.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page