Les Croque-morts de Lettres

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LES CROQUE-MORTS DE LETTRES

Tout journal qui se respecte — je ne dis pas qu'on respecte — a, parmi ses rédacteurs, au moins un fabricant d'articles nécrologiques.
C'est d'ordinaire au plus gai de la bande que cette tâche incombe.
Personne mieux que Villemot, à ses débuts dans le journalisme, n'a pleuré « sur l'oreiller encore tiède » d'un confrère décédé.
La presse d'alcove excelle à rendre compte des derniers moments de tel ou tel dans leurs moindres détails.
Tant pis si l'exactitude est sacrifiée à l'imagination du reporter ! On a des clichés dès longtemps préparés : on s'en sert.

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Le Siècle ne manque jamais de signaler « l'attitude libre-penseuse du mourant ». L'Univers avance qu'au contraire « le grand homme qui vient de s'éteindre » s'est confessé vingt fois. Le Figaro, LUI, prétend que ses dernières furent : « Dieu est mon Roy ! »
Il va sans dire que nous ne faisons ici aucune allusion à une mort récente.
J'ai dit que le croque-mort de lettres était un joyeux compère.
Certains cependant visent à la sensibilité. Leur articles sont plein d'oignon.
Les rédacteurs en chef n'aiment guère ce modu flendi qui n'amuse pas la galerie.

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Je connais un jeune nomme, doué de plus de bonne volonté que de talent, lequel, après avoir fait pendant quelque temps des échos pour la fosse commune d'un journal-panade, voulut monter en grade.
Bravement, il se présente au Moniteur. Dalloz le reçoit bien et le charge spécialement des articles nécrologiques.

O bonheur ! Rossini venait de mourir...
Vite notre jeune homme, de sa plus belle main, écrit un touchant panégyrique de l'auteur du Barbier et court, triomphant, le porter à son rédacteur en chef.
Dalloz lit attentivement l'article.
— Ce n'est pas mal, mon ami, mais franchement, là, entre nous, vous n'avez pas la note gaie !

***
Il y a cinq ans que Rossini n'est plus..
Eh bien, son article nécrologique a déjà servi pour Théophile Gautier, Nélaton et Gaboriau.
On a changé le nom du mort et le titre des oeuvres principales.
Ce n'est pas plus malin que cela !
Rien n'est sacré pour un croque-mort de lettres toujours à l'affût des moindres rhumes de cerveau des célébrités contemporaines, il se dit avec anxiété :
— Sapristi ! un tel ne remerciera donc pas son éditeur !... J'ai dans mes cartons une si belle bio- graphie !

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Mirecourt, Vapereau et Le Trombinoscope, tout est bon.
Dès qu'un homme marquant a passé la soixantaine, il peut être certain que son dossier mortuaire, derniers moments compris, date de la mort en blanc existe chez les employés des pompes furnèbres de la presse parisienne.
Et c'est à qui, pour écouler de la copie, souhaitera la mort du grand homme !

***
On m'affirme qu'il existe à Paris un croque-mort de lettres qui vient d'assassiner Sarah Bernhart pour gagner quinze francs...
C'est maigre !

George Spack'ing



La Feuille de Madame Angot, dimanche 26 octobre 1875, n° 4.

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