Proses, de Charles Ieu

IeuCh.jpg © Draco Semlich 2012




Charles Ieu a peu laissé de traces, à raison sans doute. Voici trois de ses proses curieuses publiées par la revue Rythme et Synthèse dans sa livraison 54 de mai-juin 1925.




Proses


Il y a avait au sixième, dans une mauvaise mansarde sur la cour, une pauvre vieille qui s’endormait le soir en pleurant, et se réveillait le matin pour pleurer.
Elle n’avait plus de mari, pas d’enfant, plus de parent et plus d’amant. Comme elle n’avait pas lu les auteurs anciens elle n’avait pu suivre les conseils du sage Ménandre. Elle s’était trop attardée dans la vie et il était visible qu’elle n’en sortirait pas par la porte heureuse.
Elle avait toutefois un compagnon, un mouton, qu’elle nourrissait chaque jour d’une tasse de lait et d’un peu d’herbe qu’elle cueillait sur les fortifications.
Vint la guerre et la disette de vivres en la ville. Et, un jour que le mouton bêlait, les voisins défoncèrent la porte de la mansarde de la vieille. « Quoi ! Vieille garce ! dit un grand diable qui n’avait qu’un œil, nous crevons de faim et tu as un mouton et tu le nourris avec du lait ! » et il plongea un couteau jusqu’à la garde dans le cou du mouton qui rendit un bêlement lamentable.
Le mouton fut mangé. La vieille mit le feu à la maison et tranquillement s’en fut à Charenton.


***

« C’est trois cents francs », me dit la femme aux yeux verts qui était portière du Sabbat. Trois cents francs ! Je n’avais mangé qu’un doigt de jeune morte, six cuisses d’hirondelles, six cervelles de mésanges et bu qu’un demi-setier de sueur d’enfant. « Vrai, c’est cher, pensai-je, dans cet aimable cabaret. » Comme j’avais encore faim je mangeai six vitres saignantes et une table en caoutchouc. « C’est huit mille francs », me dit la femme aux yeux verts. Je n’avais que vingt-cinq louis dans mon gousset. « Vous me laisserez votre estomac en gage », me dit l’étrange femme avec un sourire.
Il y avait des chats ardents à toutes les sorties…
« Ah ! docteur, secourez-moi. Je ne veux pas mourir. Hi ! hi ! hi ! Docteur, je ne peux plus manger et je meurs. »


***

Lui, il peignait des mortes avec du sang sur l’asphalte pour manger. Moi, je découpais la nuit en tranches pour m’amuser et je brodais les mouchoirs de ma chèvre avec les cheveux de la lune.
Nous étions heureux ; mais il était jaloux et, un jour qu’il m’a trouvée sur le canapé avec le soleil, il l’a coupé en morceaux et il l’a mangé.
Et tous les hommes ils étaient méchants parce qu’ils étaient aveugles et ils nous ont mis en prison.


Charles Ieu

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