Une lettre de Vladimir Korolenko à Gorki

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Issue de l'hebdomadaire Floréal (24 juin 1922), cette lettre de Korolenko à Gorki, pour saluer dignement la reparution de La Gelée à l'enseigne de La Brèche.




Cher Alexis Maximovitch,

En ce moment, je suis bien malade, j'ai un fort ébranlement nerveux, et par-dessus le marché l'influenza. Vous voyez dans quel état je suis. Néanmoins, j'ai déjà répondu aujourd'hui même aux camarades qui m'avaient élu président d'honneur du Comité de Secours des Affamés. Je tâcherai de faire tout ce que pourrai. Mais je n'ai plus ma force d'antan.
Il me semble que vous vous trompez en attribuant à notre émigration des velléités criminelles en face du terrible fléau. Et le fléau fonce sur nous épouvantable, inouï. Déjà l'année dernière nous avons vu des foules entières, venues des provinces du nord erreur aveuglement sur les confins de l'Ukraine. I l y avait des pères de famille attelés aux chariots où se trouvaient la femme et les petits, tous se dirigeaient inconsciemment vers le sud dans l'espoir chimérique d'y trouver une grande prospérité. Mais dans la plupart des cas on les retournait chez eux. Je vous le répète : un fléau fonce sur nous qu'on n'a jamais vu depuis l'époque d'Alexis Michaïlovitch.
Et la Russie est presque aussi impuissante à le conjurer. Et vous coryez que notre émigration ne vous viendra pas en aide, mais qu'elle entravera les secours. Il me semble que vous vous trompez. Ce serait un véritable crime "de bande noire" et l'émigration dans son ensemble ne le commettrait point, j'en suis certain. D'une façon générale, j'ai là-dessus une idée quelque peu différente. Ainsi, pour moi, le meurtre de Chingarev et de Kokochline est un crime pareil à l'assassinat de Rosa Luxembourg et de Liebknecht et son impunité de même que celle de l'autre demeure la même tache ineffaçable. Nous avons enrayé la marche de notre révolution en refusant de mettre à sa base le sentiment d'humanité. Nous nous figurons, hélas, depuis longtemps que la "grande" révolution française réussit par la terreur. Et l'historien socialiste Michelet dit au contraire qu'elle échoua précisément à cause de la Terreur. Notre régime avant la Révolution était un régime particulier. Les tasards stupides tenaient la Russie à l'écart de tout progrès politique, ils chargeaient de la sorte la conspiration de l'accomplir, ils préparaient ainsi leur chute fantastique. Ensuite, la Russie s'inclina devant le terreur - ce qui est à mon avis la même stupidité. Nos chefs révolutionnaires ont oublié qu'un siècle s'était passé depuis la Terreur française, et l'Europe pendant ce temps n'avait pas vécu en vain. Il s'y produisait un heurt d'opinions d'où surgit la vérité nouvelle sociale et politique. Certes, l'Europe et l'Amérique, en maints problèmes, au point où elles en sont, ne pourraient éviter une collision, je ne le conteste pas. Mais l'Europe et l'Amérique ont la longue pratique d'un régime. Et nous ?! Nous sommes tombés d'une violence dans l'autre. Chez nous maintenant fonctionne "l'ordre administratif" jusqu'aux exécutions "dans l'ordre administratif" inclusivement. Ce n'est que du choc des opinions que naissent les nouvelles vérités et le mouvement. Ce qui ne se meut point meurt et se décompose. Les chefs de la Russie s'imaginent qu'ils sont à la tête de la révolution sociale et ils sont simplement à la tête d'un pays mourant. Nous voyons les hommes cesser de travailler, l'échange des sucs vitaux s'arrête.
Je me suis efforcé de démontrer tout cela dans mes lettres à Lunatcharsky.
Chez nous, au lieu de la liberté, tout va comme autrefois : une oppression est remplacée par une autre, et voilà toute notre "liberté". Certes, je ferai tout ce que je pourrai. Je tâcherai d'écrire un appel. Des jours pénibles s'approchent, et il faut agir en pleni accord. Autrement, c'est l'effondrement. Ces jours, je les ai prédits dans mes lettres à Lunatcharsky (1).
Si les intellectuels se mettent de nouveau à agir séparement, c'en est fait de nos efforts. Il faut que "le pouvoir" donne l'exemple à l'union.

Je vous serre cordialement la main, bien à vous.

Vl. Korolenko


(traduction de Véra Starkoff).





Vladimir Korolenko La Gelée. Préface du Préfet maritime. - Vichy, La Brèche, 2012, 6,90 €


(1) Six lettres de Korolenko à Lunartchavsky ont paru dans Les Cochers de Sa Majesté (Albin Michel, 1990).

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