Le livre dont on ne parle pas : L'Ascension de M. Baslèvre

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LE LIVRE DONT ON NE PARLE PAS
L'Ascension de M. Baslèvre, par E. Estaunié

Voici un livre qui, dans la production actuelle, entourée de camaraderie, se soutient par lui-même, par sa valeur propre. Il se place, naturellement, dans la lignée des belles œuvres. C'est heureux. Les bons livres deviennent rares. Beaucoup d'auteurs, beaucoup de déceptions. 11 semble qu'il y ait abondance de talents. C'est une illusion. Ils ne résistent pas à un examen approfondi. Trop de facilité, pas d'application. Il y a, surtout, des clans et, dans chaque clan, la flatterie réciproque.

M. Baslèvre arrive à Paris en 1880. Il rentre comme rédacteur au ministère du Commerce. Puis, il devient rédacteur principal, sous-chef de bureau, chef de bureau et, enfin, directeur. Cela lui a pris vingt-six bureau et, l'intervalle, chevalier et officier de la Légion ans. Dans d'honneur. Il est au faîte de la hiérarchie. Il en a gravi très régulièrement tous les échelons. Il est quelqu'un.

Et c'est alors que son ascension commence. Qu'est-ce que l'ascension de M. Baslèvre ? Jusque-là, il a vécu, garçon, dans une chambre de la place des Vosges, toujours la même, et s'est trouvé directeur là où il était rédacteur. Un incident surgit, un rien, et ce fonctionnaire, qui a vécu sans connaître la vie que lui cachait l'administration, devient un homme. Il a, alors, cinquante-six ans. Cet incident ? Moins que rien. Un de ses camarades d'enfance, perdu de vue depuis longtemps, sollicite son appui. M. Baslèvre fait la démarche demandée. Il se dérange. Pourquoi ? Ce camarade lui est indifférent. C'est la part de l'inconnu. Il va rendre compte lui-même du succès de sa démarche. Il voit la femme de son ami. Et, dès ce moment, M. Baslèvre sent, peu à peu, des sentiments inconnus s'éveiller en lui. Bientôt, il n'est plus le fonctionnaire racorni par trente ans d'administration. Il connaît l'amour.

Poussé par les événements, il se dévoue, il se sacrifie et, d'étapes en étapes, il atteint au sublime par la grandeur même de son sacrifice et de son renoncement. La femme meurt. Il ne saura qu'après sa mort qu'elle l'a aimé, comme il l'a aimée. Il continue sa vie, mais il a touché aux cimes. C'est tout et c'est très beau.

J'ai dit que ce livre valait par lui-même. Pas de péripéties, pas de romanesque et, d'une façon générale, aucune concession au lecteur qui peut se livrer, sans crainte, et qui ne sera jamais dupe, comme dans Bourget, par exemple, ce gros talent, trop habile, un peu truqué, et dont il faut se défier.

Ce nouveau livre de M. Estaunié est supérieur à l'Empreinte, œuvre solide mais un peu fruste. Il en garde les qualités, mais a plus de profondeur. La psychologie en est aussi vraie, mais plus fouillée, plus fine.

Le style, lui-même, toujours ferme et net, revêt, ici, une souplesse inattendue. Il s'adapte, naturellement, au sujet qui, on le sent, a empoigné l'auteur.

Un seul reproche : l'épisode trop adroit de Mlle Fouille. C'est la part faite au romanesque et il dénonce le désir de plaire au lecteur. Faiblesse passagère et à laquelle, bien peu d'auteurs, même parmi les meilleurs, résistent.

Voilà donc un écrivain qui, de loin en loin, fait un bon livre. Il ne connaît pas les gros succès. Il ne sacrifie pas à la popularité. Aucun battage. Mais il a du talent et cela suffit lorsque tant autour de lui ont toutes les qualités, sauf celle-là.

M. Castaing




Floréal, n° 5, 31 janvier 1920, p. 113.


Ce classique de l'écriture blanche publié en 1920, (presque) ignoré, est toujours accessible :

Édouard Estaunié L'Ascension de M. Baslèvre. - Paris, Mémoire du livre, 2000, 220 pages, 18,16 €

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