Dialogue du ciron et de la monade (1865)

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VIIe DIALOGUE ENTRE UN CIRON ET UNE MONADE
(Dans le cabinet d'un auteur.)

LA MONADE.
Voisin, dites-moi donc ? où suis-je ?

LE CIRON.
Sur la main
D'un écrivain fameux

LA MONADE.
Je nage dans un bain ;
Cet homme est en sueur.

LE CIRON.
Il s'échauffe la bile
A courtiser la nuit une muse incivile
Qui le soir le trahit. Mais qui me parle ici ?

LA MONADE.
Moi!

LE CIRON.
Qui ? vous ?

LA MONADE.
La monade ! Un être en raccourci,
Pas plus gros que rien.

LE CIRON.
Quoi ! nonobstant mes lunettes,
Je ne distingue rien !

LA MONADE.
Voyez mes pattes prêtes
A vous prendre la vôtre.

LE CIRON.
Où vous tenez-vous ?

LA MONADE.
Là !

LE CIRON.
Vous êtes invisible à l'œil nu.

LA MONADE.
Me voilà.

LE CIRON.
Bon ! je commence à voir un point imperceptible
Qui se meut sur la peau de cet auteur paisible
Qui rumine à loisir un poème.

LA MONADE.
Ah ! tant mieux.

LE CIRON.
Vous devez en vouloir au grand maître des cieux,
Ma chère ?

LA MONADE.
Pourquoi donc ?

LE CIRON.
Parbleu ! votre corps grêle
N'eut jamais son pareil ; votre enveloppe frêle
Ne se peut définir. L'étrange vermisseau !
Vous ne possédez point sûrement un cerveau ?

LA MONADE.
Si fait, Seigneur ciron. Voyez ! mon crâne est digne
D'entrer en parallèle avec le vôtre. Un signe
Que je porte à la tête indique que l'esprit
Chez moi brille et pétille. On me l'a toujours dit :
Je suis un animal subtil autant que sage.

LE CIRON.
Vous êtes un atome ! un trompe-l'œil ! Je gage
Que cent de votre race en pourraient tout au plus
Faire un seul comme moi. Vos soins sont superflus :
Vous êtes sur la terre un animal risible.

LA MONADE.
Comment !

LE CIRON.
Vous vous fâchez ? Quel animal terrible
Que vous !

LA MONADE.
Vous me raillez.

LE CIRON.
Peut-être. C'est le cas
De railler dans le vide alors qu'on ne voit pas
Seulement votre face.

LA MONADE.
Approchez, mon compère ;
Et vous pourrez me voir à loisir, je l'espère.
Prenez ma patte.

LE CIRON.
Oh ! non, je craindrais d'écraser
Vos membres délicats. Tâchez de vous caser
A l'abri de mes coups parfois involontaires.
Causons sans nous toucher ni nous voir. Locataires
De cet honnête auteur, nous avons mêmes droits
Sans payer de loyer.

LA MONADE.
Je crains fort que les doigts
Du poète inspiré nous causent de la peine.
Il les crispe souvent. Sa main forme une plaine
Où se peut fourvoyer notre corps délicat.
S'il se gratte, je trouve un trépas sans éclat.

LE CIRON.
Quel blasphème ! cet homme est célèbre sur terre ;
Le monde le contemple autant qu'il le révère ;
Trente ouvrages fameux le rendront immortel,
Et l'Institut bientôt lui prépare un autel
Où l'encens prodigué doit brûler.

LA MONADE.
Quelle offense ! Quoi ! de l'Académie il serait membre ?

LE CIRON.
On pense
L'élire au premier jour.

LA MONADE.
Voilà bien les humains !
Pour quelques bouts-rimés, pour quelques discours vains
Ils adulent un homme en lui prêtant d'un ange
Les ailes et le cœur. Le monde est bien étrange.
Alors qu'un écrivain est un compilateur,
Un fourbe, un plagiaire, en deux mots, un voleur,
Courant après l'esprit d'un autre pour se faire
Un nom que le public bien pensant devrait taire,
Des flots d'admirateurs l'entourent en criant
A l'homme de bon goût, de tact et de talent.

LE CIRON.
Oh ! oh ! ma jeune amie, arrêtez ! Un faux zèle
Vous perd.

LA MONADE.
Du tout, je suis bon juge.

LE CIRON.
Bagatelle !

LA MONADE.
Chansons ! maître ciron, j'ai mis le nez dessus :
Vos auteurs en renom deviennent corrompus
A force de passer pour des êtres sublimes,
Réformant notre langue, en l'élevant aux cimes
Des monts où la folie a planté son drapeau.
Contemplez l'écrivain dont nous flairons la peau !
Quel air de suffisance il affiche ! Il s'agite,
S'efforce de passer pour une âme d'élite,
Aspirant au Parnasse, au Trône, à l'Institut,
En payant au pays un insolent tribut.
Compulsons, supputons les écrits qu'il enfante.
Ce vrai galimatias qu'on adopte et qu'on vante
Comme s'il s'agissait du style de Boileau,
A. nos yeux clairvoyants n'apprend rien de nouveau,
Sinon que le public est toujours pris pour dupe,
Qu'il change en un phénix une ignorante huppe
Grossissant son plumage en s'aiguisant le bec,
Pillant l'esprit d'un autre et le bon sens avec.

LE CIRON.
Vous ergotez.

LA MONADE.
Je juge avec cette assurance
Que l'on admire en moi.

LE CIRON.
De votre malveillance
Je redoute l'étreinte. En mon cœur de ciron,
Oui, je dois réfuter votre harangue.

LA MONADE.
Bon !
J'aspire à vous entendre. On a l'âme solide.
Vous n'observerez point sur ma face une ride
Alors que vous allez combattre l'argument
Que je lance.

LE CIRON.
Il ne faut beaucoup de jugement
Pour détruire un par un vos arguments de paille.
Vous êtes pessimiste, et tirez à mitraille
Sur ces pauvres auteurs qui s'usent le cerveau
A charmer le public en trouvant du nouveau.
Ceux que vous accusez de tromper votre attente,
Ont encor cet esprit qu'avec raison l'on vante ;
La verve, le talent, le tact et le bon goût,
L'imagination et le travail surtout
Ont droit à des succès dans ce monde frivole.
Quiconque dans ses vers nous instruit, nous console,
Nous amuse, et se montre un habile écrivain,
Veut selon l'équité qu'on lui tende la main.
Pour moi j'admire fort ces héros de la plume,
Forgeant et polissant sur une illustre enclume
Mille pensers d'amour, d'esprit et de savoir,
Ne s'écartant jamais du sentier du devoir,
Fournissant une tâche aussi noble que belle,
Pour aller au Parnasse encenser l'infidèle,
Et revenir sur terre au sein de leurs pareils,
Réchauffés par les feux de cent mille soleils.
Honneur aux écrivains dont la plume fertile
Combat l'iniquité ; dont la muse docile
Défend Dieu, venge l'homme en lutte avec le sort !
Sans redouter les coups de l'inflexible mort,
Sans craindre que l'oubli les atteigne en ce monde,
Ils régneront là haut où la paix est profonde,
Et leurs moindres écrits seront divinisés.

LA MONADE.
Divinisés ! le mot me semble fort.

LE CIRON.
Prisés
Dans ce vaste Univers, ils le seront dans l'autre.
Quiconque sur la terre aura fait un apôtre
Et propagé le bien en de nombreux écrits,
De ses chastes travaux viendra toucher le prix.
Mais ceux dont la doctrine, et fausse et dangereuse,
Se plaît à ravaler la vertu précieuse,
S'ils acquièrent un nom qu'on usurpe ici-bas,
Dans un monde à venir ils ne brilleront pas.
Mais c'est philosopher beaucoup trop. Le poète,
En mettant sa cervelle au supplice, s'apprête
A jouer vilain tour à notre pauvre corps.
Il s'agite, il s'émeut, et fait tous ses efforts
Pour trouver un bon mot en dépit de la rime.
Si, pour notre malheur, cet exalté s'escrime
A remuer encor la main, nous périssons,
Moi, puis vous le dernier des plus doctes cirons.
Si vous daignez en croire un cadet qui se pique
D'avoir vu du pays ; pour qui la politique
Est moins que rien, un jeu, nous irons transporter
Nos pénates ailleurs, et, par contre, goûter
Des plaisirs moins troublés.

LA MONADE.
J'accepte. Si son pouce
Par un tic impudent et me touche et me pousse,
Je suis une monade à noyer.

LE CIRON.
Sans écueil
Nous pourrons déserter le poste.

LA MONADE.
L'écureuil
Est moins prompt à sauter que moi. Je vais me rendre
Chez un vieillard goutteux dont la chair est moins tendre,
Mais qui ne bouge point non plus qu'un homme mort.

LE CIRON.
Je vous suis.

LA MONADE.
Je prédis pour nous un meilleur sort
Que celui que nous fit longtemps cet imbécile
Dont la plume exécrable et par trop indocile
Convoitait notre perte au profit de son nom.

LE CIRON.
Escaladez mon dos, ma charmante.

LA MONADE.
Non, non.
Je m'attache à vos pas, sans gêner votre échine.
Partons sans discourir. Tout droit.

LE CIRON.
Bon ! ma voisine.


Achille Marminia Les animaux philosophes : dialogues des bipèdes et des quadrupèdes précédés d'une préface rédigée par un honnête chien barbet, et transcrite par son fidèle ami le caniche Azor (Paris, E. Maillet, 1865). A paraître prochainement au sein d'une collection en cours de parturition.

Illustration du billet : Nicolas Andy, Vers solitaires et autres de diverses espèces (Paris, L. d' Houry, 1718). L'on voudra bien nous excuser de ne pas présenter d'illustration crédible de la monade.

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