Guillotineurs et joueurs de flûtes (les revues littéraires selon Henry Roujon)

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Henry Roujon (1853-1914) donnait en 1909 son opinion sur les Guillotineurs et sur les Joueurs de flûtes, les deux grandes catégories de revuistes qui recouvraient, selon lui, les pugnaces (voire les entristes) d'une part et les esthètes (parfois bien nuageux) d'autre part.
Ami de Maupassant et de pas mal d'autres, il a évolué dans le monde des lettres et des arts jusqu'à leurs académies. Ses mémoires méritent un coup d'oeil.
Détail suit...

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Revues littéraires

S'Il y a jamais un historien de la Presse, sa tâche sera rude. En supposant qu'il borne son enquête aux publications d'importance secondaire il lui faudra explorer une montagne de papier noirci. Fût-il le plus intrépide des chartistes, les dix dernières années du second Empire suffiront à lasser sa patience.
Le quartier Latin était alors jonché de feuilles multicolores dont le tourbillon soulevait des poussières. Après un vol rapide, elles venaient les unes après les autres s'affaisser aux pieds de M. Delesvaux. Ce magistrat repose désormais dans l'oubli nul homme ne fut de son vivant plus abondamment flétri en vers et en prose. C'était un personnage expéditif, peut-être un bon enfant, qui jouait son rôle avec gaillardise. Chargé de de distribuer aux mutins les amendes et les mois de prison, il s'acquittait de ce sacerdoce sans scrupule ni colère. Entre lui et ses victimes, il s'était établi à la longue une sorte de cordialité. Quand il voyait revenir à la barre un de ses clients habituels, il l'accueillait d'un "Vous, encore » digne d'un oncle du répertoire. Un haussement d'épaules, un soupir, un regard sur le Code, puis un bon arrêt envoyant à Sainte-Pélagie un nouveau martyr de la pensée. Cela se passait presque affectueusement. Ce n'était pas l'idéal du libéralisme, c'était surtout inélégant et vain. Mais, à présent que les délinquants de jadis sont gendarmes à leur tour, nous pouvons reconnaître entre nous que leur supplice n'avait rien d'atroce. Le règlement faisait la part des faiblesses humaines. Le prisonnier pouvait prendre soin de sa personne. Il ne lui était pas interdit, s'il avait du linge et même s'il n'en avait point, de désigner une blanchisseuse, résidant au dehors. Celle-ci n'étant pas soumise à la formalité du serment, il lui arrivait, tout en gardant la même position sociale de changer de personnalité. On vit ainsi certains détenus, de tempérament capricieux, ne pas conserver la même blanchisseuse pendant toute la durée de la peine. Si le condamné redoutait la solitude, on l'autorisait à recevoir dans son cachot. Les heures du châtiment se passaient à persévérer dans le crime. Et quand le captif redevenait libre, un nouveau journal était fondé.
Tandis que nos maîtres, les Alphonse Peyrat, les Nefïtzer, les Delescluze, les Edouard Hervé, les Weiss, les Paradol, menaient la grande guerre stratégique, ces innombrables petits corsaires criblaient l'ennemi de leurs brûlots. Il y en eut par centaines, de ces journaux d'un jour, dans tous les tons et dans tous les styles, de violents et de perfides, de brutaux et de légers, de stupides et de plaisants. Leurs opinions oscillaient de la légitimité au blanquisme, ces deux pôles de l'opposition d'alors. Leurs rédacteurs ne se mettaient guère en frais d'imagination. On composait le numéro d'un éloge de Robespierre, d'une ode à Lincoln, de quelques anecdotes tendancieuses, d'une description des mœurs de la décadence romaine remplie d'allusions aux orgies de Compiègne et d'une ou deux chansons satiriques dans la manière des salons orléanistes. Les malins poussaient l'ingéniosité jusqu'à se procurer une lettre de Garibaldi, généralement brève. Il n'en fallait pas davantage pour contenter un public, plus choisi que nombreux, où les académiciens du programme de Nancy coudoyaient des jacobins de stricte observance. Ainsi allaient les choses, au temps où la Presse était bâillonnée.
Il serait amusant, et instructif aussi, d'aller dans les casiers de la Bibliothèque nationale réveiller cette collection de son sommeil. On revivrait là, en quelques heures, tout un chapitre héroï-comique de nos luttes d'antan. Ce voyage à travers le passé servirait à notre édification il nous aiderait à comprendre tout le prix de la liberté et la dignité professionnelle n'y perdrait rien, s'il nous conseillait d'user avec moins de prodigalité du droit funeste et sacré de tout dire.
Mais nous demanderions vainement à ces pamphlets d'étudiants en révolte de nous renseigner sur les tendances artistiques de la jeunesse d'alors.
Ces petits journaux ne se disaient littéraires que pour tourner la législation. Pour des raisons étrangères à l'art, mais qui ne manquaient pas de clairvoyance, le Parquet leur refusait ce titre il s'obstinait à ne voir en eux que des braconniers de la politique. L'historien que nous rêvons devra distinguer soigneusement ces prétendus « journaux littéraires » des « journaux de littérature ». Ces derniers, qui furent nombreux aussi, avec des allures plus douces et des passions moins subversives, s'adressaient à d'autres lecteurs.
Deux jeunesses, qui ne se ressemblaient que par le pittoresque du costume, se tutoyaient sans fraterniser. L'une, dont le stagiaire Gambetta était le Danton, plaçait au-dessus de tout le devoir civique. L'autre, résignée sinon acquise à l'Empire, avait appris de Théophile Gautier à s'absorber dans la religion de la beauté pure.
Sans prendre garde à l'ouragan
Qui fouettait mes vitres fermées,
Moi, j'ai fait Emaux et Camées.
Cet alexandrinisme de serre chaude suffisait aux adeptes d'une confrérie plus éprise du rêve que de l'action. La vie quotidienne mêlait sans les confondre les serviteurs de ces dieux différents. Les deux églises se méprisaient réciproquement ainsi qu'il convient à des églises, elles se plaisaient à s'excommunier. On échangeait les épithètes de « guillotineurs » et de « joueurs de flûtes ». Quelques rares intelligences, plus larges et plus souples, allaient d'un temple à l'autre et voulaient prêcher à la fois l'amour des belles formes et le culte de la liberté. Ces conciliateurs, selon le sort habituel des esprits équitables, étaient conspués de part et d'autre. Ceux qui sont guelfes aux gibelins et gibelins aux guelfes se voient, depuis Montaigne, « pelaudés à toutes mains ».
Le terrain d'entente était pourtant possible. Les dévots des deux autels n'avaient-ils pas dans les Châtiments le même bréviaire ? Le poète par excellence n'était-il pas l'exilé suprême, pour les uns la voix de Justice, pour les autres le verbe du Beau ? « Mes bonnes amies, disait un pianiste illustre, ne se disputent jamais elles s'aiment en moi. » Moins heureux et moins sages que ces dames, les admirateurs de Victor Hugo n'arrivaient qu'à se méconnaître en lui. Vainement, de son rocher de Guernesey, le Père bénissait du même geste la postérité de sa parole et celle de son indignation. Cet arbitrage souverain de conciliait rien. Toutefois on cherchait de temps à autre à se rapprocher. On consentait à relire le Manteau impérial à la même table du café de Madrid. Des parnassiens bons garçons convenaient que les Propos de Labienus étaient d'une grammaire irréprochable des révolutionnaires, par gentillesse, concédaient des métaphores incorrectes dans les manifestes de Ledru-Rollin. Mais ces tentatives de fusion n'aboutissaient qu'à des heurts nouveaux. En certaines circonstances, on en vint aux mains. A propos de la Gaétana d'Edmond About, des horions s'échangèrent. La bataille d'Henriette Maréchal, où l'excellent Pipe-en-Bois entra dans la gloire, brouilla définitivement les deux partis. La rupture parut irrémédiable. Les deux armées couchèrent sur leurs positions ici, ceux de la Politique, avec toutes les raideurs, toutes les injustices et toutes les violences de l'apostolat là, dans leur morgue aristocratique et leur dédain des contingences, ceux de la Littérature aimée pour elle-même.
Aujourd'hui, cette querelle pour et contre la doctrine de l'Art pour l'Art nous laisse indifférents. Elle figure au musée des vieilles modes entre un modèle de crinoline et la cote de Gladiateur. En son temps elle fit rage dans les compagnies intellectuelles et mit les cervelles à l'envers. Sans égaler en importance la querelle des anciens et des modernes, où se mesurèrent Boileau et Perrault, elle a droit à une page, disons à une note, dans un manuel d'histoire littéraire. Des écrivains considérables descendirent dans la lice et rompirent des lances. Pour quelles causes combattaient- ils avec tant d'ardeur ? Nous avons cru le savoir, à l'âge où l'on ne tient pas encore à comprendre. A présent nous serions bien en peine de dire de quoi au juste il s'agissait. Peut-être, au fond, d'un désaccord, aussi vieux que l'esprit humain, entre les artistes et les apôtres ceux-ci voulant refaire le monde et fonder le bonheur ceux-là acceptant l'univers tel qu'il est et ne prétendant qu'à l'embellir. Mais encore tout apôtre a-t-il besoin de se faire artiste à ses heures, la vérité n'allant pas sans quelque parure. De son côté, le poète n'est qu'un misérable jongleur de syllabes, s'il ne croit pas à la vertu des mots qu'il assemble. Il n'y avait là, en réalité, que l'antagonisme naturel entre les cafés où l'on rimait des strophes et ceux où l'on faisait des constitutions. La police impériale donnait une leçon d'impartialité en les surveillant les uns et les autres avec une égale vigilance. Ceux-là seuls furent dans le vrai qui, demandant des sonnets aux poètes et aux tribuns des révolutions, promenèrent d'un camp à l'autre leur dilettantisme. Si tout le monde faisait des vers, on ne changerait jamais le gouvernement, et l'histoire y perdrait de sa variété. Mais tout le monde ne peut pourtant pas conspirer. Gautier ne conspirait pas. Aussi fier que qui- conque, il avait son civisme à lui en célébrant Victor Hugo dans les colonnes du Moniteur. Et cela ne manquait pas de noblesse.
Vers 1861, un très jeune homme, récemment arrivé de Toulouse, incarnait le type du dandy de lettres. Catulle Mendès venait de publier ses premiers vers. « Son prénom l'oblige, avait dit Sainte-Beuve, et il ne semble pas d'humeur à y déroger. » Rompu à tous les sports du style, saturé de littérature, appliqué, convaincu, volontaire, ce débutant avait un visage d'écolier et des allures de maftre à l'âge où l'on tâtonne et bégaie, il parlait une langue impeccable et s'avançait en ligne droite dans son sillon. Voici longtemps que Mendès exerce, avec sa logique et sa vaillance, la profession, sacrée pour lui, d'écrivain j'ai la joie d'être son ami depuis trente ans. Je ne vois pas qu'il ait rien modifié d'essentiel aux idées de sa jeunesse. Tel il était, au lendemain de Philoméla, tel il persiste, fidèle à sa foi.
Polémiste agressif, théoricien sévère, partial et généreux, compréhensif et intransigeant, impitoyable aux choses qu'il hait, se donnant tout entier à ce qu'il aime, capable d'embrasser son pire ennemi s'il vient d'écrire une belle page, serviteur de l'art jusqu'au fanatisme et grammairien comme on est dévot. Il est né chef d'école. Il mourra tel, conservant jusque dans la plus extrême vieillesse l'adolescence de son esprit. Au jour suprême, après avoir corrigé quelques épreuves, il rentrera comme chez lui dans l'Empyrée des bons ouvriers de la langue. A peine arrivé, il se fera présenter à Ronsard. Mais aussitôt il réunira autour de lui des ombres heureuses pour leur enseigner le contre-point du style. Il fondera une.revue, chez l'Eternel. Sur la planète il en a fondé deux.
La première fois, il n'avait pas vingt ans. Ce fut la Revue f antaisiste, de gracieuse mémoire. C'est dans ce recueil à couverture satinée et rose, qu'il faut aller s'informer d'un état d'âme qui fut à cette époque lointaine celui de tout un groupe.
Vous pourriez lire, les uns après les autres, tous les exemplaires de la collection, sans deviner entre les lignes qui naissait ou mourait sur les trônes en 1861, quels peuples vivaient en paix et quels en guerre, quelles découvertes modifiaient le globe, quelles révolutions changeaient les patries. Les vitres dont parle Gautier étaient closes à la vie du siècle, et les ouragans les fouettaient en vain. En leur atelier recueilli, les artisans de cette corporation fermée se livraient à des travaux subtils d'émaillage et de ciselure. Ce cénacle d'orfèvres des mots fait songer à ces cloîtres du moyen âge où les bons « escriveurs de vermillon » enluminaient des Heures, pendant que les jacques brûlaient les manoirs et les routiers les métairies. Le jeune abbé, souriant et rigide, initiait une élite de clercs à des rites savants. Quelques prieurs du voisinage, d'une sainteté plus mondaine et d'une règle moins austère, tels que Monselet et Banville, étaient seuls admis, sur leur bonne renommée à pénétrer dans le parloir ils y apportaient les bruits du dehors, que l'épaisseur des tapisseries et le mystère du vitrail rendaient musicaux et lointains. Un moine, connu pour prêcher avec toutes les délices du remords, Charles Baudelaire, venait y réciter ses litanies de chrétien damné. C'était, dans un entresol du passage Mirès, un oratoire de dévotion satanique, et, au milieu de la tourmente moderne, à trois mètres du boulevard, comme une petite émigration.
Mendès, aujourd'hui, est le premier à sourire au souvenir de cette attitude. Il en sourit, mais il n'en rit point. Il comprend, mieux que personne, quel service le groupe qu'il dirigeait rendit aux Lettres en résistant à la débâcle qui mettait en péril la haute poésie. Il fallait remonter un courant bourbeux. Les improvisateurs d'album, les fabulistes humanitaires, les traînards du lakisme, les Juvénals de cabaret, les prédicants et les larmoyeurs avaient troublé la source. La pureté de la langue française exigeait que l'on réagit au plus vite et rigoureusement. Elle se fit, cette réaction nécessaire, avec la raideur et les excès que les réactions comportent toujours. II ne faut demander aux jeunes gens ni souplesse, ni mesure ils dédaignent les compromis de l'équité. Par dégoût des fades nourritures, ces nature ultra-délicates se mirent au régime des aromates et des poisons. Elles s'enfermèrent aux paradis artificiels d'Edgar Poë pour déguster le haschisch et fumer l'opium. Cette hygiène démoniaque pourrait être dangereuse à des hommes mûrs, leur corroder l'estomac et le cerveau. Mais à vingt ans on digère des cailloux, surtout quand ils sont de matières précieuses on revient frais et dispos d'une nuit de sabbat. Les Parnassiens d'avant le Parnasse respiraient à pleins poumons cette atmosphère délicieusement vénéneuse leur croissance intellectuelle s'en accommodait. Un seul dont nous évoquions récemment le pur et cher souvenir trop zélé, trop sincère peut-être, resta intoxiqué pour toujours.
Leur admiration pour Victor Hugo fut ce qui les sauva. Ces dédaigneux connaissaient l'humilité. Ils avaient appris dans la Légende des Siècles à lire et à écrire. La dévotion au Maître les défendit contre leurs outrances et leur conserva, en dépit d'eux-mêmes, la santé du goût. Il nous paraît qu'à l'heure actuelle nos jeunes n'ont plus de ces élans de servitude volontaire. Ils nous sem blent trop dépourvus de soumission. Ce sentiment un peu maussade vient à coup sûr de ce que nous sommes en train de vieillir. Les malentendus entre aînés et cadets doivent dater de l'homme des cavernes. On n'aime pas les mêmes livres que son fils, et si d'aventure on se rencontre avec lui dans une admiration commune, c'est pour des raisons si contradictoires qu'il vaut mieux des deux côtés les garder pour soi. Ceux qui firent leurs humanités au déclin du second Empire et vécurent l'année terrible à leur entrée dans la carrière ont élu leur poète préféré en Victor Hugo. Cette admiration tient en nous à des causes si profondes que nous souffrons jusqu'au malaise, de la voir moins pieuse chez les âmes nouvelles. Nous nous expliquons mal surtout qu'on veuille substituer une autre prosodie à celle où se joua souverainement une puissance verbale qui tenait du prodige. Que nous veulent ces troublantes nouveautés ? Est-ce une aberration passagère, une excentricité, une élégance, une mode d'un jour ? Est-ce au contraire une chaîne qui se brise ? Serait-ce quelque chose qui se fonde sur les ruines du temple que nous jugions éternel ? Se prépare-t-il dans la langue des vers un Quatre-vingt-neuf dont nous sommes les ci-devants boudeurs et bornés ? Il est prudent de feindre de le croire, pour le cas où la postérité nous donnerait tort. L'avenir est capable de beaucoup de choses et il en a fait bien d'autres à nos pères En matière de progrès, quand on ne comprend pas, si la loyauté commande de le dire, la sagesse conseille de réserver à tout hasard la part de l'Inconnu. Qui sait si les rythmes qui enchantent nos oreilles et bercent nos songes ne paraîtront pas à nos neveux des cadences barbares ? Un jour viendra peut-être où les professeurs do rhétorique citeront Booz endormi comme l'exemple d'une forme abolie.
En attendant cette époque heureuse où l'extrême civilisation confinera à la sauvagerie primitive, buvons nos vieux vins dans nos verres. Laissons-nous aller à croire sénilement que Booz endormi est un incomparable et immortel chef-d'œuvre. De notre balcon vermoulu regardons avec une curiosité bienveillante se développer l'émeute. Si c'est une révolution, on le verra bien. N'avons-nous pas d'ailleurs, de notre côté, à confesser des repentirs ? Nos amis de la Revue fantaisiste, dans leur zèle jaloux, eurent aussi leurs injustices de sectaires et leurs ingratitudes d'enfants ? Captifs d'un idéal plus haut que large, garrottés dans une formule étroite, ils s'interdirent d'aller, hors des limites réglementaires, connaître la joie d'admirer. Ils mettaient de la mauvaise grâce à saluer dans Musset la plus touchante voix de douleur qui ait gémi ici-bas. Ils n'allaient pas, chez Lamartine isolé, baiser la main la plus noble qui ait porté la lyre à sept cordes. Avec Hugo dans l'Olympe et Leconte de Lisle passage Choiseul, ils estimaient avoir assez de dieux. On n'en a jamais trop quand ils sont bons. Mais l'esprit d'éclectisme ne vient à l'homme qu'avec les cheveux gris. C'est une vertu qui s'acquiert chèrement. Parmi les divinités dont le culte était célébré à la Revue fantaisiste, n'oublions pas la moins oubliable.
Richard Wagner venait de traverser Paris pour y connaître à la fois, selon la loi de sa destinée, l'adoration et l'anathème. Tannhseuser était tombé avec fracas à la Reaue f antaisiste on prit fait et cause pour le grand vaincu. Dans ce duel entre le génie et la foule, la jeunesse politique était restée neutre, avec une sourde hostilité. Ses préjugés l'emportaient souvent sur son intelligence et sa générosité. Le soir d'Henriette Maréchal, elle n'avait voulu voir dans les frères de Goncourt que les commensaux d'une princesse.
Ce musicien allemand, admis aux Tuileries, n'était pour elle qu'un favori de cour, joué par ordre, sur la prière de Mme de Metternich. Les sifflets des abonnés de l'Opéra ne déplurent pas aux républicains. Il y eut toutefois d'heureuses exceptions. Quelques esprits indépendants se rencontrèrent pour comprendre qu'il venait de se commettre un assassinat de la beauté. Détail oublié, une concentration s'établit entre soldats des deux camps pour consoler par un même hommage deux illustres orgueils outragés. La chute des Funérailles de l'honneur avait coïncidé avec celle de Tannhœuser. Un même banquet vengeur fut offert à Richard Wagner et à Auguste Vacquerie. Aujourd'hui on en donnerait deux, un chez Ritz, un à Courbevoie, et ce serait d'une sage hiérarchie. Mais on avait alors le banquet moins facile, et, dans l'ardeur de la lutte, on ne redoutait pas quelque confusion.
Catulle Mendès, frémissant et indigné, avait assisté, entre deux siffleurs, à cette soirée de l'Opéra qui fut peut-être la plus grosse victoire qu'ait jamais remportée la sottise. Avec une clairvoyance soudaine, il avait ouvert les yeux à ce lever d'astre. De ce jour, il servit la gloire du musicien poète de toutes les forces de son esprit. Ce fut un vœu. Sa faveur a résisté à tous les assauts à l'ignorance, à la mauvaise foi, aux ricanements des niais, aux oracles des pontifes plus tard, à l'exubérance des admirations tardives et aux excès de zèle des ouvriers de la dernière heure. Il a prêché la bonne croisade contre l'armée des incrédules et la prêche encore, malgré la cohue des pèlerins. Cependant, Wagner, outré, furieux, tombé du plus haut de ses espérances, saignant de toute son âme, avait quitté la ville impie, la rage au cœur. On sait comment il nous paya sa dette, dix ans plus tard. Son factum le Siège de Paris devait montrer ce que peut accumuler de fiel et exhaler de niaiserie la colère de Wotan. Il ne pouvait prévoir par quelles phases singulières les Français feraient passer sa gloire. La stupeur d'abord, première attitude obligée du plus routinier des publics, envers tout ce qui dérange sa quiétude.
Chez nous, la peur du changement alterne avec la fureur des nouveautés. Tannhoeuser étonna, ce fut son crime. Le beau, que nous avions étourdiment insulté, nous revint quelques années plus tard, après avoir fait son tour du monde. Nos repentirs ont des sursauts qui dépassent ceux de nos injustices. Nous savons mal haïr. Quand nous aimons, c'est avec tumulte. Paris, qui avait refusé furieusement d'être wagnérien, le devint trop. Certains symptômes indiquent qu'il se prépare à ne plus l'être assez. Ceux qui sont. demeurés fidèles à leur passion raisonnée de 1861 ont le droit de sourire.
La Revue f antaisiste vécut ce que vivent ici-bas les commandites et les roses. Quand elle mourut d'une mort élégante, elle avait connu la faveur des lettrés, l'indifférence des acheteurs et la rigueur des lois. Une comédie, outrancière et gamine, avait choqué la chasteté de ce Parquet que le fiacre de Madame Boaary avait alarmé. Mendès eut l'honneur d'être traité comme Gustave Flaubert. C'était un chevron de plus. Quand on relit ce Roman d'une nuit, jugé attentatoire à la morale, si l'on songe à ce qui s'imprime, s'affiche et se chante de nos jours, on rend aux pudeurs de l'ancienne magistrature un hommage effaré. Nous avons progressé.
Le Parnasse contemporain, que Catulle Mendès et Louis-Xavier de Ricard fondèrent chez Alphonse Lemerre, ne fut ni une revue, ni un journal, mais une anthologie distribuée par fleurs. Pour suivre l'évolution de la nouvelle pléïade, il faut exhumer une autre petite feuille de cénacle, celles des Lettres et des Arts, que créa, en 1867, Villiers de l'Isle-Adam. Villiers rêvait toutes les majestés. Le fauteuil de directeur de journal l'amusa quelques semaines, à défaut d'un trône. Il voulut avoir aussi sa revue à lui, laquelle fut audacieuse, apostolique, ignorée, inutile et charmante. Elle lui valut quelques recrues dans le groupe de ses admirateurs, et décupla le contingent de ses créanciers.
Nous retrouvons encore les parnassiens polémistes au Diable, une feuille de bataille, dont les rédacteurs rendaient coup pour coup aux chroniqueurs qui les criblaient d'épigrammes. Le Parnasse était blagué; en France, c'est presque un sacre. La guerre éclata. Le Quatre-Septembre allégea la littérature, en lui empruntant une quantité considérable de ses sous-préfets. Pendant le siège, les poètes se métamorphosèrent en gardes nationaux.
L'heure n'était pas à l'impassibilité. L'ouragan ne se contentait pas de fouetter les vitres il les brisait. Les défenseurs de la langue avaient cette fois le sol à défendre. On connaît la belle parole de Gautier, rentrant dans Paris « On bat maman, j'accours ! » Ce fut un mot d'ordre.
Les Parnassiens enfouirent émaux et camées au fond d'un tiroir et s'en furent grelotter aux remparts, avec les camarades de la prose, comme de braves garçons qu'ils étaient. Après la guerre et la Commune, Paris fut pris d'une fièvre de lecture, semblable à la folie de danser qui l'envahit au lendemain de la Terreur. Depuis le Quatre-Septembre, les journaux à grand format pullulaient. On vit dès lors une quantité considérable de jeunes hommes gagner leur vie en écrivant, phénomène extrêmement rare sous l'Empire. Le Rappel avait été le premier organe où la poésie et la politique s'étaient réconciliées au point de se ressembler comme deux soeurs. Victor Hugo habitait Paris il recevait à la même table les rimeurs et les tribuns.
Des écrivains, tels que Zola, étaient courriéristes parlementaires. Faire un journal, pour. ne le remplir exclusivement que de littérature, ne répondait plus à un besoin mais c'était toujours une élégance. Les Parnassiens, de plus en plus nombreux, moins étroitement groupés, vaguaient d'un journal à l'autre, plaçant des chroniques ou des échos. La poésie pure manquait toujours d'un chez elle. Tous les hommes dont la copie était d'une utilisation difficile constituaient une faction, presque un parti, qui s'appela « les jeunes ». L'âge des jeunes variait de dix-huit à soixante ans. Les jeunes, cela ne se dit plus guère aujourd'hui. Aux environs de 1873, c'était un cri de ralliement, une devise retentissante, sinon très précise.
L'organe par excellence du parti des jeunes fut la Renaissance d'Emile Blémont. Joli papier, l'aspect souriant où la prose était rhytmée, où la polémique avait des ailes, où les vers mettaient de l'espace. Tous les genres de bonne littérature y furent gracieusement hospitalisés. La Renaissance vécut vaillamment et dura trop peu. On y vit passer, comme des météores, les personnalités les plus diverses. Des vétérans y combattirent avec des conscrits les enfances de Richepin et de Bouchor y fraternisèrent avec la sagesse nestorienne de Louis Ménard. Ce fut dans la marée montante de la presse un îlot de verdure, où les liserons se mêlaient aux chênes. En ce temps-là les écrivains aimaient à se réunir et à deviser ensemble. On se retrouvait entre soldats du même drapeau, aux soirées de Daudet, de Banville et de Leconte de Lisle. Des rencontres, plus familières et plus libres, avaient lieu chez Mario Proth, qui donnait de la bière et des pipes, sous les lambris où s'aimèrent Racine et la Champmeslé chez la belle musicienne Augusta Holmès aux grâces de walkyrie dans le logis de cette trop bonne Nina de Villard où tant de vaincus de l'existence ont trouvé un gîte.
Catulle Mendès avait toujours vu dans ces rendez-vous périodiques une institution nécessaire aux lettres. Son petit salon de la rue de Bruxelles, égayé de kakémonos, devint un centre d'art et d'amitié. A'la suite d'un dîner d'intimes, tous les camarades venaient s'étendre sur des matelas cambodgiens pour s'occuper des intérêts de la poésie. Les bonnes veillèes qu'on a connues là, dans la fumée des cigares et des théories ! Je n'y puis songer, pour ma' part, qu'avec attendrissement, ayant fait mes classes dans cette université sans pédagogie. Comment oublier la date solennelle où Gustave Flaubert vint en personne s'asseoir à notre tablée ? Il avait publié la veille sa Tentation de saint Antoine. C'était le burgrave Magnus parmi les petits comtes Gorlois. Avec sa moustache de pirate scandinave et ses gros yeux paysans, il semblait un ogre de légende. Tout en mangeant d'un air affectueux et féroce les. plats d'archevêque que la géniale cuisinière de Mendès avait préparés, il disait des choses formidables. Nous recueillions, comme autant d'oracles, les propos qui tombaient de ses lèvres, anas énormes, illustres souvenirs, exaltations, anathèmes, tout le répertoire de ses joies, de ses rancoeurs et de ses colères. Il nous quitta de bonne heure, nous laissant terrifiés et conquis. Et tandis qu'un de nous relisait tout haut le Dialogue du Sphinx et de la Chimère, la présence spirituelle du bon maître s'attardait à la place demeurée vide, où s'était étalé son corps de géant. Villiers, dans son coin, pleurait d'enthousiasme. On alla se coucher à l'aube grisé de style et fourbu d'admiration.
Cependant Stéphane Mallarmé, répétait chaque mercredi, en dépliant sa serviette « II faut absolument fonder une revue. » Mallarmé ne tirait vanité que de son esprit pratique. « Je suis avant tout un homme d'affaires », disait-il humblement. Il partait de cet axiome primordial que tout être humain cache en son âme un désir dévorant d'être éditeur. Selon lui, il suffirait d'aborder un passant avec courtoisie et de lui parler sans réticences pour éveiller le bailleur de fonds qui dormait en lui. « Que Catulle consente à diriger la revue, disait-il je me charge de trouver l'éditeur. » Et il le trouva.
Son procédé était ingénu. Il entrait dans une boutique de librairie, la première venue, saluait d'un sourire et prenait un siège, de l'air d'un homme résolu à l'occuper longuement. Après quelques considérations préalables sur l'état général des lettres françaises, il exposait à son hôte forcé les beautés morales du mécénat. La vérité nous oblige à reconnaître qu'en la plupart des cas il se heurtait à une muraille d'indifférence. Mais il avait su tout prévoir, même l'absurde hypothèse d'un refus. Si la réponse était négative il s'éloignait, dans un salut un peu froissé, et allait frapper à la porte d'en face. J'imagine que le doux vagabond d'Assise ne s'y prit pas différemment pour fonder la puissance franciscaine. De visite en visite, d'écliec en échec, Stéphane parvint à découvrir un libraire de tempérament nostalgique, qui publiait des thèses d'obstétrique et préférait aller au café. Il le convainquit en quelques paroles. En partant de points de vue éloignés, ces deux natures originales arrivèrent à se rencontrér et à se comprendre la République des lettres naquit de leur union.
La vie, qui m'a gâté à l'excès, m'a permis de récolter plus que ma part des honneurs de ce monde. Rien pourtant ne m'a donné le vertige de la fortune comme le titre qui me fut conféré de secrétaire. de la rédaction. Mendès poussa la bonté jusqu'à ne m'annoncer la nouvelle qu'avec ménagement. Je passais alors des journées sans joie à faire de la copie de pièces dans une étude d'avoué et je m'y montrais, je dois le dire, inférieur à ma mission. Le patron, qui était d'ailleurs un aimable homme, ne manquait pas de psychologie. « Je ne vous vois pas des nôtres », me disait-il. Je me voyais tel encore moins que lui. Ma rupture avec la basoche dépendait d'un souffle.
Corriger des épreuves de sonnets au lieu de grossoyer, c'était passer de l'ergastule du suffète aux jardins de Salammbô. Je me séparai sans déchirements de la procédure, j'abandonnai gaiement cette austère nourrice on est ingrat à vingt ans. Je puis le dire sans nulle vanité, mon rôle s'étant borné à servir la messe la République des lettres représente le type d'un genre d'imprimé qui a disparu.
Le premier numéro parut le 20 décembre 1875, date qui prit immédiatement à mes yeux, un caractère historique. Au point de vue typographique, il était laid, ou du moins austère. Nous étions résolus à dédaigner les vains luxes qui avaient perdu nos devanciers. Mais cet exemplaire de début rachetait par ses charmes spirituels la simplicité de son aspect. Des vers inédits de Leconte de Lisle, des proses de Gustave Flaubert et de Louis Ménard, la traduction d'une ode de Swinburne, un admirable poème de Léon Dierx, et j'en passe. Avec un tel commencement, nous attendions les abonnés d'un cœur tranquille. Nous leur demandions une somme mensuelle de soixante centimes, et l'on conviendra que c'était peu.Mais, pour ne pas enchaîner l'avenir, nous avions pris soin d'insérer sur la couverture cette note prophétique « La République des Lettres, assurée dès à présent d'une longue existence, pourra, dans un avenir prochain, augmenter son volume et rapprocher les époques de sa périodicité ». Nous n'avions pas fait de manifeste, mais cette simple déclaration « La revue veut grouper, autour des personnalités illustres qui ont bien voulu lui assurer leur collaboration, les talents nouveaux déjà célèbres et les talents encore inconnus. Mais l'idée de groupe, ici, n'implique pas l'idée d'école. La communauté des travaux n'exigera pas des collaborateurs une entière conformité de tendances. Pour donner à l'ensemble de leurs œuvres un noble caractère d'unité, il suffira qu'ils aient entre eux ces points de communion l'amour et le respect de leur art ». On a vu de plus sots programmes. Celui-là, nous l'avons réalisé fidèlement, et après tout ce n'est pas vulgaire. Nous étions de bons camarades, de coeur fidèle et d'esprit fervent. Mendès était un chef de file accompli, le plus ponctuel et le plus laborieux des directeurs. Il ne connaissait pas de plus grande joie que d'accueillir un débutant, de lui donner confiance en lui-même. Il a armé chevalier plus d'un écuyer destiné à faire des prouesses à travers le monde. C'est chez lui, pour ne citer que celui-là, qu'a débuté Guy de Maupassant.
Les destins nous récompensèrent. De mensuels nous devînmes hebdomadaires et nous connûmes l'abonnement. Comme il ne faut jamais mentir, même quand on essaye d'écrire une page de la petite histoire, reconnaissons que le succès ne nous vint pas uniquement du triomphe de la poésie pure. Emile Zola publiait alors, dans le Bien public un feuilleton nouveau, l'Assommoir. Les lecteurs de ce journal étaient en général de bonnes gens, sans perversité littéraire, qui préféraient l'économie politique à la psychologie. Le romancier réaliste les secouait dans leur indifférence et leur pudeur avec un sans-gêne un peu brutal.
Ils patientèrent quelques jours et parlèrent ensuite de se désabonner. Le public, aujourd'hui unifié bon gré mal gré, comportait alors des castes qui avaient leurs scrupules et leurs préjugés. Pour ne pas se brouiller avec sa clientèle, le grand journal quotidien dut abandonner Coupeau et Gervaise pour revenir à Stuart Mill. Nous apprîmes la brusque interruption de l'Assommoir dans une chambrée de Sainte-Pélagie nous étions allés là voir Léon Cladel qui réfléchissait sans résignation, aux dangers que présentaient encore en 1875 les opinions révolutionnaires. A cette nouvelle, nous échangeâmes, Mendès et moi, le plus astucieux des regards. De Sainte-Pélagie nous courûmes aux Batignolles où demeurait Zola. Le grand écrivain nous reçut à bras ouverts. Notre offre lui agréa de publier, contre vents et marées, la suite de son roman. Il nous fit un prix d'ami. Nous emportâmes, comme une conquête, le manuscrit inachevé encore.
C'est ainsi que notre raffinée clientèle dégusta l'Assommoir, chaque semaine, entre une ballade et un conte bleu. Quand nous annoncions que « l'idée de groupe n'impliquerait pas en nous l'idée d'école », on voit assez que nous disions vrai.
Au fond, nous n'aimions guère cette littérature aux fortes couleurs.- Zola combattait dans un camp et sous un drapeau qui n'étaient. pas les nôtres. Nous admirions sa puissance, la hardiesse de son intelligence et la dignité de sa vie il nous étonnait, nous troublait, s'imposait à nous, mais sans nous séduire. Ce n'était pas un de nos maîtres. Aussi avons-nous eu plus d'une fois, en lisant les épreuves de l'Assommoir, des mélancolies qui ressemblaient presque à des remords. Ce qui devait s'appeler le naturalisme allait à rencontre de nos goûts les plus chers. Mais quoi nous avions tout d'abord un devoir de pilotes à remplir. Nous savions gré à ce vapeur de remorquer nos balancelles dans son sillage un peu trouble. Grâce à son concours, nous voyions arriver au quai notre cargaison de parfums, de fleurs exotiques et de fruits rares. Nous fûmes infidèles à nos dieux pour les mieux servir. C'était presque de la politique. Tous les hommes d'Etat nous comprendront.
La fortune est une courtisane, qui favorise l'audace et la ruse. Nous l'avions violentée, elle nous combla. La République des Lettres put réaliser ce qui, pour une revue littéraire, représentait alors le plus lointain des rêves elle paya la copie. Peu. Mais enfin, elle l'a payée. Et ce fait seul suffirait à assurer sa gloire.
Nous ne reculions, pour contenter nos lecteurs, devant aucun. sacrifice, surtout quand il ne nous en coûtait rien. C'est ainsi que nous avons publié dans un numéro extraordinaire, des vers inédits de Victor Hugo La sieste de Jeanne. Le Maître ne prodiguait pas les munificences de ce genre. On daigna même, autour de lui, s'émouvoir de cette faveur inusitée. Au fond le Père Hugo nous aimait un peu. Tout prophète qu'il fût, et sénateur, il était homme de lettres par-dessus tout.
Nous dînions chez lui, le vendredi de chaque semaine. Nous jouissions autour de sa table d'une intimité que l'Empereur du Brésil vint troubler à peine. Les autres soirs, il y avait gala, et le salon de l'avenue de Clichy prenait la pompe d'une cour. Victor Hugo n'y était que roi. Visiblement il se reposait sur un trône de la tâche professionnelle accomplie dans la journée. L'exercice de la souveraineté devait faire partie de son hygiène. Mais il prenait plaisir à donner congé à sa grandeur. S'entretenir de littérature devant un petit cercle d'adeptes amusait sa vieillesse conteuse. Il nous disait de belles histoires des temps romantiques, et nous l'écoutions avec ravissement. Ce n'était pas à vrai dire un causeur, bien qu'il eût à ses moments des saillies imprévues et le mot pour rire, mais son parler d'aïeul avait une grâce sévère et une infinie maje- té. Il semblait, sous ses rudes cheveux blancs de vieux matelot, quand il s'abandonnait aux confidences, les yeux mi-clos et le front penché, regarder au-dedans de lui-même. Il revivait les orages de ses traversées.
Nous aimions à pousser respectueusement dans le passé la rêverie qu'il faisait tout haut. Il s'y prêtait complaisamment. Les souvenirs de théâtre étaient chez lui les plus vivaces et les plus chéris. Il en voulait, comme au premier jour, à M. de Martignac d'avoir laissé censurer un de ses drames, et l'interdiction du Roi s'amuse le faisait encore frémir de colère. Il n'avait pas absous Armand Carrel de sa résistance aux vérités révélées dans la Préface de Cromwell. A qui eût-il consenti à pardonner, de Napoléon III ou de Nisard ? L'Empereur n'avait touché qu'à l'homme : le critique avait attaqué l'écrivain. Nous avons eu, un peu pour nous seuls, ce génie qui se reposait en semblant se donner à tous.
Parfois il nous lisait des vers. Il lisait sans nuances, d'une voix grave et forte de sermonnaire irrité. En sortant, nous cherchions à nous rappeler. le texte exact du nouveau poème. On y parvenait, à quelques mots près. C'était à qui arriverait le premier dans ce pieux concours de mémoire et et d'adoration.
Victor Hugo poussait la bienveillance à notre égard jusqu'à nous parler de nos vers, de nos articles. Il le faisait avec précision et mettait du discernement dans l'éloge. Nous savions très bien qu'il ne nous lisait pas et laissait ce soin à l'excellente Mme Drouet, qui s'en acquittait avec patience. Mais c'était une feinte délicieuse à notre orgueil, et de la courtoisie comme en ont les dieux. Ai-je dit que nous lui faisions, à titre exceptionnel, le service de la revue ?
Il est toujours délicat, et un peu dangereux, de se souvenir. Celui qui écrit ses mémoires d'enfant de troupe risque de prendre toutes les escarmouches auxquelles il a pris part pour autant de batailles des Pyramides. Le ridicule le guette au tournant de chacune des pages qu'il noircit. Je sais cela et je me méfie. Toutefois l'utilité du mouvement parnassien est un fait acquis à l'histoire des lettres. J'ouvre la Littérature française, de M. Gustave Lanson, un des livres les plus savants et les plus solides qu'ait produits la jeune Université. J'y trouve tout un chapitre intitulé la Poésie parnassienne. J'y lis ces lignes « Le trait commun de l'école fut le respect de l'art, l'amour des formes pleines, expressives et belles. » J'y note encore ceci, après les réserves d'usage « II faut reconnaître que presque tous ont dit en perfection ce qu'ils avaient à dire. Il n'en est guère qui, grâce à la probité du métier, n'aient eu la bonne fortune de donner la forme qui dure à quelque sujet bien rencontré. » Vivent les dictionnaires et les précis pour rendre une justice sûre et tardive « probité du métier, forme qui dure », voilà toute la méthode et toute la doctrine de cette phalange, dont la République des Lettres fut le dernier bulletin. Les Parnassiens débutèrent sous les mépris d'Albert Rogat ils vieillissent à l'état d'auteurs cités en Sorbonne. II y a compensation. Voici longtemps qu'ils ont renoncé à leur nom de guerre, pour n'être, plus que des poètes ou des prosateurs tout court. Le respect de la langue, qu'ils professèrent à l'égal d'une religion, est une vertu qui court les rues.
Tout homme qui tient une plume cherche maintenant à châtier son style le moindre journal a de la grammaire, s'il n'a pas toujours de l'aménité. A force de taper sur leur clou de diamant, les Parnassiens l'ont planté au profond du sol. C'est un résultat. Il n'a pas été obtenu sans luttes.
La dernière campagne ne fut ni la moins hardie, ni la moins vaillante. Parce que tout le monde appartient désormais au parti vainqueur, est-ce un motif d'oublier ceux qui virent clair et eurent raison les premiers ? N'est-ce qu'une coïncidence fortuite, mais quand la République des Lettres cessa de paraître, on avait ville gagnée. Pourquoi l'illusion lui serait-elle interdite de n'avoir pas nui à la victoire ?
Elle a vécu deux ans, ce qui pour une revue littéraire, est un exemple paradoxal de longévité. Elle avait eu un tirage, une clientèle et des abonnés, même en province. Elle n'a rien coûté à ses éditeurs. Les a-t-elle enrichis ? Je l'ignore, attendu qu'ils se sont gardés de le dire. On n'en voit pas d'ailleurs la nécessité.
Tout arrive, même l'improbable. Vint le jour, où il fallut fermer cette chère maison, où tant d'hôtes avaient trouvé asile. Mais nous n'avons pas péri, nous avons cessé. On ne meurt pas, disait Gœthe, on ne fait que consentir à mourir. Nous y consentîmes au moment opportun. L'autel fut désaffecté. Ses dévots se dispersèrent pour aller, chacun de son côté, suivre son destin. De toutes les statues qu'ils aient encensées de concert, il en est une surtout qui reste debout et dont le temps caresse la patine celle de l'amitié.


Henry Roujon (1853-1914) La Galerie des bustes (nlle éd.). - Paris, Hachette, 1909.

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