Les huitrières, par Jules Guesde

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Les huitrières

Dans leur pantalon rouge, avec ces lourdes bottes
Qui leur vont à mi-corps, embarrassant leurs pas,
Certes à Don Juan — même en pleines ribottes —
Elles ne diraient rien. Pendant que par le bas
De loin, on les prendrait, les pauvres huîtrières,
Pour autant de dragons démontés, la façon
Dont il leur faut s'encapucher jusqu'aux paupières
Leur donne par en haut un faux air de Lapon.
Pourtant quand sur le sable, à l'heure des marées,
Je les ai devant moi dans cet accoutrement,
Je ne ris pas, oh ! non. Un monde de pensées
Douloureuses m'écrase. Avec quel serrement
De tout mon être je les vois, ces travailleuses
De la mer, embarquer par tous les temps, sans peur,
Contre le froid, le vent, les lames furieuses,
Le brouillard noir, faisant bon visage et bon cœur!
Comme autrefois les criminels sur les galères
Du roi, c'est elles qui rament. Elles s'en vont
Semer l'huître, planter les « brandes » buissonnières
Ou cueillir, selon le besoin et la saison,
Et sans être jamais sûres, les intrépides,
Dans ce défi porté journellement au flot,
Que les barques, le soir, ne reviendront pas vides
Et que les « parcs » ne leur seront pas un tombeau.
C'est à cette corvée infligée à des femmes,
Aussi mères que vous pouvez l'être, mesdames,
Aussi fraîches, aussi délicates que vous,
Mesdemoiselles, au foyer oisif et doux,
C'est à ce dur et périlleux labeur, à peine
Leur aumônant un pain bien sec, que nous devons
Le renouveau de vie et d'amour dont est pleine
La coquille divine offerte à vos doigts blonds.
Songez-y, quand, des fleurs dans les cheveux, heureuses
De vivre, vous gagnez vos tables luxueuses,
Songez-y, pour tout bas leur dire au moins : merci.
Songez à tout ce que renferme de souci,
De mal humain et de désespoir avec causes
Cette huître disparue entre vos lèvres roses.
Peut-être lui trouverez-vous un goût amer
Alors ; je vous aurai gâté votre dîner.
Mais peut-être qu'alors aussi, dans vos cervelles
De linots tout à leur bec et tout à leurs ailes
Le jour se lèvera. Vous comprendrez, qui sait ?
La monstruosité d'un milieu qui met
La bouche loin des mains, ici, sans espérance,
L'effort, et sans travail, ailleurs, la jouissance.
Le remords vous prendra de votre nullité
S'étalant dans l'us et l'abus de toutes choses,
Et vous arracherez de votre front des roses
Qu'empourpre de son sang toute une humanité !

Jules Guesde

Arcachon, 15 janvier 1889.



Floréal, 30 juillet 1921. Note de la rédaction : "Les vers qui suivent — comme la Vénus Victrix et l'Hymne à la mort, parus dans Les Rimeurs du Luxembourg et du Palais-Bourbon de 1911 — remontent à plus de trente années, lorsque envoyé par les médecins à Arcachon à la suite d'une opération, Jules Guesde paya d'une congestion pulmonaire la Conférence socialiste qu'il y lit malgré le maire, et avec un succès tel que, constitué sur le coup dans ce centre de pêcheurs, le Parti ouvrier français pénétrait dès le lendemain à l'Hôtel de Ville. Si nous les publions, c'est que, retrouvés tout dernièrement, ils nous sont communiqués par un ami avec l'autorisation de l'auteur."

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