Archéologie du hot-dog

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Hélas, l'univers était sur ma table, mais de une heure à trois heures du matin, quand on a vingt ans, le sommeil vous terrasse. Imaginez cela au mois d'août, par une nuit étouffante, dans une sombre imprimerie. Parfois, de lassitude, je laissais ma tête tomber sur la table et je dormais là, vaincu, sur les épreuves amoncelées, comme un collégien sur ses devoirs. Le metteur en pages, pris de pitié, enlevait le travail tout seul, et je dois avouer qu'il s'en acquittait supérieurement. Quand je me réveillais, on serrait la dernière forme et ces braves gens riaient de ma stupeur. Parfois l'un d'eux me faisait un bout de conduite. Nous allions, à l'aube tremblante, dévorer un "corbillard" chez le charcutier-spécialiste ouvert toute la nuit et où se coudoient les noctambules, de hâves pauvresses et les journalistes. Un corbillard, c'est une saucisse chaude, intercalée dans une miche de pain frais. Un café bu dans un bar voisin, et nous repartions, à pied. Beaucoup de ces ouvriers avaient une culture étonnante et rectifiaient d'eux-mêmes, sans y mettre d'ostentation, un certain nombre de fautes de syntaxe et d'orthographe. J'appris à connaître là le petit peuple de Paris, si doux et si sensible sous sa gouaille. Je leur prêtais des livres qu'ils ne lisaient pas "de la pointe de l’œil" comme trop de gens, mais avec une application passionnée et sur lesquels ils portaient des jugements dont la sagacité me frappait.




Henri Duvernois Mes apprentissages. Souvenirs des années 1885-1900. — Paris, Hachette, 1930, 219 p. coll. "C'était hier".

Toujours disponible : L'Homme qui s'est retrouvé (L'Arbre vengeur, 2009).

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