Louis Chéronnet et les nouveaux vêtements de la publicité

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Grand absent de la librairie contemporaine, le journaliste, critique et historien d'art Louis Chéronnet (1899-1950) s'est rendu le témoin du renouveau de la publicité durant l'entre-deux-guerres. Fils d'un libraire qui avait pour clientèle les académiciens de diverses obédiences qui ont fleuri sur les quais de Seine, il avait pour les rues de Paris une dilection singulière, et un goût tout particulier pour les devantures. A tel point que lorsqu'il fut fait prisonnier par les Allemands durant la Première Guerre Mondiale, il tint le coup moralement en se remémorant les vitrines de Paris et en se composant de mémoire des parcours thématiques en choisissant tel jour un parcours avec enseignes, tel autre avec nom des magasins en lettre métalliques, etc.
Ce Léon-Paul Fargue de la vitrine, piéton de Paris comme on n'en fait plus, fut le témoin de l'apparition des formes modernes de la publicité dans les années 1920 et décida de s'en faire le héraut dans une série d'articles, "La publicité, art du XXe siècle". C'est cet ensemble auquel nous avons ajouté quelques articles épars qui paraît ces jours chez La Bibliothèque de Jacques Damade sous une belle couverture kraft. Devantures, composition des vitrines, typographies commerciales, bilboquets et affiches, colonnes Morris, c'est l'essor d'un nouvel artisanat qu'évoque Louis Chéronnet, fasciné par les nouveaux ajustements du monde, par ce média qui mute et les rapports qu'il entretient avec le monde de l'art. Enfant de Paris, il a encore dans la rétine l’éléphant de Capiello ne fumant « que le Nil », ce papier à rouler qui démontre à posteriori que le surréalisme n’inventa rien que ses piétons Aragon ou Desnos n’aient capté en musant dans les rues de la Capitale. La civilisation du « passage » chère à Walter Benjamin est remplacée par l’univers de la Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin et du Moscou de Mikhaïl Boulgakov. Et dans le Paris d’Anna de Noailles où transitent maintes princesses au nom exotique venues d’Asie ou de la Sublime Porte, de la péninsule arabique ou de la vaste Russie, l’installation de mannequins féminins dans les vitrines des magasins de couture, hautement sophistiquée déjà, ne pouvaient qu’aggraver le magnétisme des rues et des passages. Utilisés depuis le XVIIIe siècle par les artistes, les mannequins vinrent dès la fin du XIXe siècle redoubler la magie féminine qui nimbe toujours les villes. Lorsque les gens d’affaire ont cédé le haut du pavé pour assouvir ailleurs d’autres appétits, les poètes, les peintres et les flâneurs — ces derniers restant les meilleurs observateurs du monde —, amoureux de la beauté sans brevet, se rêvent chevalier prompt à chevaucher pour sauver la dame en détresse. Elles sont si nombreuses derrière la paroi de leur prison de verre.
Henri Jeanson, le grand ami de Chéronnet, rappelle dans ses souvenirs, Soixante-dix ans d’adolescence (Stock, 1971) une paire d’anecdotes qui illustrent leur jeunesse partagée :

« Lorsqu’en compagnie de Louis Chéronnet, je quittai le lycée, tous les espoirs nous étaient permis. Déjà, bien des voies s’ouvraient aux jeunes intellectuels en quête d’une brillante situation.
« La maman de Chéronnet, grand cliente du Bon Marché, nous recommanda à la direction. Et, bientôt, nous nous retrouvâmes Chéronnet et moi dans les sous-sols du Bon Marché, faisant des paquets pour les clients de la province. Situation d’avenir… Et je compris alors que le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi. « Au bout d’un mois, nous étions remerciés. « Rien ne pouvait nous être plus agréable. Nous remontâmes à la surface. (…) Nous errions, Chéronnet et moi, à travers le Quartier latin. Premières grisettes, premières amours et aussi premières visites dans ces maisons que la police tolère et que la morale réprouve. (…) Nous hantions les cafés du boulevard Saint-Michel  » Un jour qu’ils croisent Paul Fort, le prince des Poètes leur apprend que Mounet-Sully demeure en face du café où il leur a offert un verre de vin blanc, Jeanson se souvient du conseil de son ami : « Puisque tu veux faire du théâtre, tu devrais aller le voir, me dit Chéronnet, tu lui réciterais tes stances du Cid, car les stances du Cid, mon cheval de bataille, étaient devenues aux yeux de Chéronnet ma propriété personnelle. »

Jeanson ne fit jamais de théâtre mais il fut reçu par le tragédien ; c’est le grand Antoine qui se chargea de le rebuter définitivement, offrant ainsi au cinéma un dialoguiste de talent. Les deux garçons suivirent des routes peu différentes à tout prendre, et ils restèrent unis, partageant une existence largement vouée au journalisme, engagé chez l’un, artistique chez l’autre.
La publicité est une hydre, et parfois malfaisante lorsqu'on l'a vu, vraiment, sous ses oripeaux de couleur. En 1977, le poète révolutionnaire André Laude (1936-1995) dénonçait dans la revue Silex le mensonge de la publicité :

« Sous son apparence anodine, la photo publicitaire est directement branchées sur l’idéologie dominante, celle du travail, de la réussite, de l’aisance, de l’obéissance aux règles générales. Toute photographie publicitaire est donc d’abord un mensonge. En ce sens qu’elle propose toujours un objectif de bonheur, de luxe, d’harmonie, d’épanouissement que les formes mêmes de la société rendent totalement impossible. Recourant à la “magie” qu’elle sait posséder, la photo publicitaire tend à intégrer encore plus l’individu au système de la consommation elle vise littéralement à “mobiliser” l’individu, l’acheteur potentiel, à faire en sorte que celui-ci n’ait de cesse d’avoir assouvi le désir né de la contemplation de l’image. »
« Que l’annonceur ait préféré le vers, si pauvre qu’il soit, à la prose frappée en slogans, au dessin, à la caricature, à la charade, à l’énigme ; qu’il ait jugé que le lecteur sera fatalement attiré par des lignes inégales dont la fin s’annonce, comme sur une machine à écrire, au tintement des rimes, voilà qui devrait nous plonger dans quelque émerveillement. »

Et dans le même numéro de Silex, Hugues Fouras de servir les propos de la fameuse antiquaire Yvonne de Brémond d’Ars (1894-1976), arbitre des élégances d’un temps, qui organisait le « Salon de Paris » et colloquait d’enthousiasme devant une salle Gaveau pleine au sujet de l’art étalagiste. Au départ, expliquait-elle, il était strictement publicitaire cet art, n’ayant d’autre but que d’aider à la vente des marchandises, or « la publicité veut et doit frapper vite pour surmonter l’usure sensorielle du passant », il fallut rejoindre les rivages du décoratif spectaculaire pour exciter son attention. Et avec la guerre, le goût des vitrines originales n’est pas passé puisque, alors, face au manque de produits à commercialiser, les vitrines se sont remplies de bouquets de fleurs…
Forte d’une succession de tels coups vraiment remarquables, la publicité est invitée formellement à l’exposition universelle qui se tient à Paris en 1937. Son pavillon porte tout simplement le nom de « Palais de la publicité ». Le journaliste Jean-Marc Campagne s’y rend en reportage pour Art et Décoration :

« L’effort accompli depuis dix ans pour la mise au point d’un art où tout était à faire : liquider la désuète “réclame” et imposer par des moyens nouveaux une publicité vivante, efficace et rationnelle, a, dans un temps très court porté des fruits inespérés et créé dans le monde une nécessité nouvelle. Cela est assez beau. »

Les « campagnes » publicitaires pensées par Raoul Dufy, Jean Hugo, Cassandre ou Raymond Cogniat y sont exposées. Avant l’arrivée des « techniciens » de la spécialité promotionnelle, la publicité était le domaine exclusif des artistes. Mais Campagne le note judicieusement :

« Dans la dernière salle, on verra comment s’opère la synthèse complète d’une proposition commerciale dans un temps minimum et les différentes interprétations de la forme, de la couleur et du réel. Les travaux de l’École technique de Publicité fondée en 1927, rappellent que l’élève doit être initié à la psychologie et aux arts autant qu’aux techniques publicitaires et que la somme de son savoir constitue une formation assez complète, ce que le public ignorait peut-être. »

Sous les auspices de la psychologie des foules (Gustave Le Bon) perce le culte de l’efficacité et de l’innovation qui vaudra tant de célébrité à quelques figures du métier. En 1929, le cinéma s’est déjà emparé du personnage en produisant L’As de la publicité (M. Aubyn, 1929), ce winner ! Mais gare, car au-delà de ses prétentions techniciennes, le métier ne veut tout de même pas déchoir au rang d’utilité en perdant sa vertu magicienne. Dans son article, Campagne s’en fait le héraut paradoxal :

« Ce pavillon, voué au plus récent des arts – car la publicité est réellement un art – remporte le plus légitime succès et sa section graphique, qui est de premier ordre, aidera fort, nous en sommes certains, à la vulgarisation des arts graphiques, lesquels, pour la première fois, auront été présentés de la seule façon qui puisse retenir le grand public. »


Cette immense ambivalence subie par Jean-Marc Campagne ne frappe cependant pas Louis Chéronnet qui reste l'enfant enchanté par la nouveauté et la beauté mise en oeuvre – A la fois plus expérimentés mais non plus sages, nous observons les avancées de la mercatique, ses soubresauts et ses astuces de vieux comédien blanchi sur les planches, et nous pouvons tenir, ébahis parfois, les grâces de son histoire passée pour celles d’une comédienne d’Ancien Régime singulièrement rouée.



Louis Chéronnet La Publicité, art du XXe siècle, édition établie et présentée par le Préfet maritime. - Paris, la Bibliothèque, Collection "Les billets de la Bibliothèque", 115 pages, 14 € Parution le 22 octobre 2015

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