Le poison de Charles

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Charles a écrit "Le Poison", mais Charles aussi. Le premier, bien entendu, se nommait Baudelaire. Le second, un tout petit peu moins notoire, s'appelait Charles Jackson et il signait avec Le Poison, son premier roman de 1944 qui nous est présenté par la vaillante collection "Vintage" des éditions Belfond. Il eut un succès immédiat, et fut immédiatement transposé au cinéma par Billy Wilder (1945). Il parut dans la foulée chez Julliard (1946) et revoit le jour soixante-dix ans plus tard sanas avoir perdu de sa netteté ni de sa précision dans la description des affres de Charles Jackson lui-même. Né dans le New Jersey en 1903, il a trainé jusqu'en 1944 une existence dure à maints égards. D'abord il perd sa fratrie dans un accident de voitures, puis vit en sanatorium où la tuberculose le taraude. Il manque mourir et semble supporter la vie grâce à l'alcool. Trois romans plus tard, qui n'ont guère de succès, éloigné par une vie déréglée de sa femme et de sa famille, dévoré par l'alcool, il meurt d'une overdose le 21 septembre 1968 alors qu'il avait entrepris, vingt ans après son premier succès, d'écrire une suite au Poison.

Dans son livre, Jackson raconte la descente aux enfers de son alter ego, Ron Birman, qui est comme un cousin du Saint Buveur de Joseph Roth. Plus que les effets clownesques ou agressifs de l'ivresse, ce sont les attitudes et les enchaînements de ses pensées d'empoisonné qu'il s'est attaché à décrire, précisément, honnêtement. On comprend du reste le succès de ce livre : toute personne qui a un jour pris une cuite ou a mal supporté des verres d'alcool se reconnaîtra. Les descriptions sont imparables et paraissent terriblement, candidement plausibles, jusque dans les prétextes, faux-fuyants et postures de l'alcoolique "au travail". Témoin, cet écrit souligné par l'éditeur :

Une fois le verre devant lui, il se sentit mieux. Il ne le but pas immédiatement. Maintenant qu'il le pouvait, il n'en éprouvait plus le besoin. Au contraire, il s'offrit le luxe de l'ignorer pour un temps. Il alluma une cigarette, sortit plusieurs enveloppes de sa poche, déplia et parcourut une vieille lettre, rangea le tout et commença à chantonner doucement. Puis il se joua la comédie subtile et étudiée de l'ennui.
Et quand, pour en finir, il leva le verre jusqu'à ses lèvres, ce fut avec un air excédé qui semblait dire : « Ma foi, je suppose que je ferais aussi bien de le boire, maintenant que je l'ai commandé.


Eh oui... Naturellement.
Alternativement euphorique et maussade, ce personnage d'écrivain raté, nuageux et braque n'est cependant pas tombé de la dernière pluie. Très malin lorsqu'il s'agit de déroger aux règles fixées, il est également frappé d'une aboulie à éclipses puisqu'elle ne l'empêche guère de faire des observations particulièrement pertinentes et de nous les transmettre. Ce dont nous ne nous plaindrons pas, même s'il ne nous aura pas échappé que le garçon a des hallucinations et qu'en lui sommeille le démiurge...

Oh ! que de gens importuns on peut noyer dans l'alcool sans même qu'ils s'en doutent ; sans leur causer de mal et de dommage réels, mais avec quelle satisfaction quant à soi. Que de gens on peut ainsi noyer à jet continu. Et mieux encore vous noyer vous-même avec eux, en compagnie de beaucoup d'autres, à perpétuité. Comme ils reculaient, s'effaçaient, devenaient anonymes à mesure que la chaleur vivifiante de l'alcool apaisait votre cœur ; puis, lorsque le stimulant commençait à agir et à réveiller votre cerveau, rendant vos facultés critiques plus lucides et plus brillantes que jamais, comme ils émergeaient alors de l'ombre, se tenant devant vous pour être jugés objectivement, avec froideur, sans passion et sans intérêt.


Il serait dommage de rater le voyage de cet éthylographe, d'autant plus que ce roman qui n'a pas perdu une ride, initie une saison promise à l'ivresse, foi de Préfet maritime... (à suivre).



Charles Jackson Le Poison. Traduit par Denise Nast. - Paris, Belfond, 2016, coll. "Vintage", 384 pages, 17 €
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