Serge Essenine (1923)

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Lettres étrangères

Un poète russe : SERGE IESSENINE

Serge Iessénine a 27 ans, il est le chef du petit groupe de poètes imaginistes. Ce sont là quelques jeunes poètes, jusqu'alors à peu près inconnus, qui se sont liés d'amitié et ont décidé de se singulariser. Il y a de nombreux: cercles analogues parmi les écrivains russes d'aujourd'hui, cercles réunissant généralement un très petit nombre de membres : ainsi, les futuristes autour de Maiakovski sont quatre. les imaginistes sont eux aussi trois ou quatre autour de lessénine.
Pour se singulariser, il fallait faire quelque chose de plus fort que les futuristes ; ce n'était pas facile, ils ont quand même réussi. Tandis que les futuristes aidaient les Bolcheviks dans leur tâche quotidienne, préparant par exemple des milliers d'affichés illustrées pour la propagande, les imaginistes accaparaient l'attention à leur profit. Maiakovski en avait même gardé contre eux quelque amertume. Le groupe de lessénine a fait à Moscou plus de scandale que « Dada » à Paris, mais, ses membres étant à peu près tous d'origine paysanne, cela gardait un certain cachet original.
Ils se singularisèrent aussi par leur poésie, recherchant presque exclusivement le nombre et la rareté des images, d'où est venu leur nom. Un jeune critique enthousiaste d'eux, Abramovitch (il vient de mourir dans mie maison de fous), en dénombrait plus de deux cents, dans le seul Iessénine, consacrées à la lune.
Bien qu'ils soient submergés par ces Images à un point qui gêne parfois le lecteur, on peut malgré tout sentir dans les poèmes de Iessénine sa véritable simplicité, son sentiment vrai de la vie des paysans. C'est évidemment lui, de tout son groupe, qui a le plus de talent. De là le traiter de génie, comme le font ses amis, il y a malgré tout quelque distance. On peut trouver bon nombre de poètes d'avant la révolution qui ont plus de talent et plus de profondeur que lui. Mais on n'en parle plus, on ne les imprime presque plus, parce qu'ils ne sont pas communistes. parce que la mode est aux jeunes qui ont su se faire de la réclame. De même, avant la révolution, les premiers vers de lessénine, publiés voici une dizaine d'années, passèrent complètement inaperçus.
"C'est l'année 1919, me dit-il, qui est la plus belle de ma vie. J'ai vécu l'hiver avec 5 degrés de froid dans ma chambre. Quand on voulait écrire, l'encre gelait sur la plume. Quand des amis venaient me voir, je les recevais avec le samovar allumé de vieilles icônes. Faute de papier, j'écrivais mes poèmes sur les murs du monastère de Strastnoy. Pour obtenir celui-ci (il me donne une petite brochure), j'ai dû vendre mon pardessus. Faute de salle de réunion, nous allions lire nos poésies sur les boulevards aux prostituées et aux souteneurs. Nous étions même devenus avec eux de très bons amis. »
Toute l'œuvre du jeune poète, si admirée en Russie, tient en quelques minces brochures. Malgré la sympathie de la France pour ce qui vient de là-bas, malgré la valeur de l'œuvre, même, je ne crois pas que le succès en sera jamais retentissant. D'abord, ses images les plus belles ne sont que difficilement traduisibles, et, le seraient-elles que je doute qu'elles touchent la sensibilité française ou qu'elles lui paraissent neuves.il est bien difficile de se renouveler incessamment ou de produire beaucoup si on se cantonne exclusivement dans la recherche des images rares.
Il me semble qu'à part Tolstoï, Dostoievski et Gorki, la France ne connaît pas encore ce que la littérature russe a donné de plus original. Maïakovski même, avec son futurisme puissant, n'étonnera guère Paris. Il me disait cependant : "Si je pouvais y aller, en six jours, je le bouleverserais comme Dieu a bouleversé le chaos pour en tirer te monde." Iessénine y est allé, lui. Je l'y ai vu consumé de spleen, demandant déjà quelque chose d'autre. Il fait un beau voyage de noces (1), mais il ne voit rien de la vie de l'Occident, ignorant de sa langue, cantonné dans l'atmosphère des hôtels de luxe. Comme à un enfant, gâté, on lui montre tout ce qui est célèbre ou beau de réputation dans le Vieux monde et dans le Nouveau. Il s'ennuiera à Venise, sans doute, comme il s'est ennuyé à Paris. Comme à un véritable paysan russe, ce qu'il lui faut, c'est l'isba, la steppe vaste, la verdeur énergique d'une langue pleine de jurons. Rentré à Moscou, j'imagine qu'il arrachera faux-col et cravate, échangera, ses habits neufs contre la blouse et maudira tout à l'aise l'Occident "d'horreurs et de pourriture". Peut-être, lui aussi, appellera-t-il l'avalanche des Scythes sur la vieille Europe ? Et ainsi seront accomplis tous les espoirs de Trotzki en Iessénine, lorsqu'on lui permit ce voyage en Occident.

Arthur Toupine.



(1) On se souvient que le poète Serge Iessenine a épousé Isadora Duncan.


Les Nouvelles littéraires, 20 janvier 1923.

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