Moi et la Petite Personne, par Marlène Soreda

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Je l’ai rencontrée il y a plus de vingt ans, sur une table de libraire… Ça commence mal, je la vois déjà tordre ses bras et laisser tomber sa tête : elle n’aime pas les histoires et (peut-être comme on s’imagine que sont les vrais poètes), elle préfère « être », comme ça, pour rien, sur sa page, plutôt que raconter. En principe, moi aussi, mais depuis le temps que je me contente d’être, sans rien raconter, tout le monde a oublié mon existence, aussi désormais je raconte, et même en commençant par le commencement. (Et puis, dans une approche savante du style « l’être et/ou le néant », tout a déjà été dit à son propos : « poésie métaphysique », « gribouillage existentiel », « idéogramme dessiné », « ponctuation existentielle d’une émancipation par la plume », « psychomachie tendre », et même « petit Golem d'encre et de papier » … J’admire mais ne sais pas faire aussi bien.)

Ce jour-là, sur la table, ce qui m’a attiré c’était son air de rien, cette sorte d’élégance nonchalante, pas tirée à quatre épingles pour deux sous, un peu ado « j’veux qu’on m’aime pour moi-même ». Je regarde de plus près, pour tenter de comprendre comment c’est fait. Ça commence comme une parenthèse, qui s’enroule… tiens, un rond !... non, une tête, je ne sais pas trop, ça se prolonge, s’en va à droite, à gauche, on dirait une esquisse, des arabesques – ne pas dire « gribouillis », elle est susceptible, « gribouillon » peut-être ? – en tout cas voilà quelqu’un, elle-même en entier : tronc, tête, membres, pieds et mains, tout y est. Et tant pis pour la créatrice qui s’imaginait peut-être mener sa barque et sa créature comme elle l’entendait.

Dès le début l’une va devoir compter avec l’autre, et vice-versa, une vraie histoire d’amour. Et l’une tire à hue, l’autre à dia, en douceur certes, et sous leur air de ratisser en surface, elles creusent profond : de la création au point final en passant par le Diable, l’Amoureux, la Photocopine, élans, doutes, essais, erreurs, obstination, tout y passe jusqu’à « La Petite Personne et la Mort ». Quatre livres en huit ans, ça épate. Ensuite, plus rien. On se redit le dernier titre (« La Petite Personne… » et qui déjà ?), on s’inquiète, on offre des exemplaires à droite, à gauche, on s’emballe, on se sent un peu seule avec son enthousiasme.

Et puis un jour, surprise ! la revoilà. Cette fois la nouvelle arrive par Facebook : un titre à coucher dehors, une pêche intacte (« yaaa ! » poing en avant, dès la première page), les rotules bien dérouillées, la comprenette fort prompte derrière son air naïf, la revoilà, avec l’Amoureux, qui tente de la réveiller avec ses petits baisers, la Mort, lucide (« je te dis que c’est toi qu’elle aime, moi c’est juste une pulsion »), prosaïque (Jésus à ses disciples : « prenez et mangez car c’est tout ce qu’y a »), une délégation de personnages secondaires venus « parler à l’instance narrante », le point final qui ne cesse de débouler mais a un mal fou à se poser – pourtant rien de tout ça ne vaut sans le corps de la petite personne, ses gestes, ses postures, alors oui « faut voir ! ».

Et c’est ainsi que sur Facebook, la Petite Personne reçoit des clics et des clics, des j’aime et des j’adore, des centaines, puis des milliers de déclarations d’amour, de profondeur, d’intelligence, d’amitié, ça y est, c’est gagné : tout le monde l’aime. Et moi je jubile. Ah ! je la vois déjà la Petite Personne ! Je l’entends, ou plutôt je la lis, de toutes façons elle y trouvera toujours à redire : « Quand même!!! T’aurais pas pu écrire tout ça il y a dix ans ?!... Ça aurait peut-être encouragé la créatrice, on ne serait peut-être pas restées enfermées aussi longtemps. » Eh bien non, je n’aurais pas pu, la preuve (irréfutable) : je n’ai pas pu.

Je me demande ce qu’elle a fabriqué dans sa grotte pendant si longtemps : quand notre apparition ne soulève pas les foules, on peut toujours se retirer et tenter de changer ; est-ce à ça qu’elle aurait passé son temps ? On peut aussi attendre au chaud que le monde change. Dans son cas, j’ignore ce qui s’est passé, mais elle est revenue, enfin, dans une jolie robe de bal taillée sur mesure par son éditeur, en pleine forme, et en ce qui me concerne voici ce que j’ai pensé : si la Petite Personne fait enfin un tabac, c’est que le monde change, et pas seulement en pire ; c’est quand même aussi que tout n’est pas perdu.


Marlène Soreda

Cap Ras, mai 2017


Perrine Rouillon Moi et les autres Petites Personnes on voudrait savoir pourquoi on n’est pas dans le livre. En plus c’est la première fois que je mets les bras comme ça. - Paris, Thierry Marchaisse, 2016

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