Joyce en Angleterre par Alfred Kerr (et une rare photo du jeune Joyce)

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Joyce en Angleterre
par Alfred Kerr

I
« Est-ce que l'Amérique a moi ni de moralité que l'Angleterre ? »... Parce que cette question est un peu enfantine, je l'ai souvent entedue.
Elle est posée à l'égard de James Joyce dont le roman capital : Ulysse, en Angleterre considéré comme obscène, y est interdit par la censure, tandis que les Américains l'ont (du reste, assez tard) admis.

II
Or, il y a quelque temps, j'ai eu de Joyce une lettre qui confirme l'assertion d'un journal anglais : que l'Ulysse fera sous peu son entrée légitime chez les Britanniques. La lettre constate qu'un important éditeur, à Londres, est déjà sur le point de taire imprimer la version anglaise, qui ne doit aucunement différer de l'autre. « Il n'y a pas d'édition expurgée d'Ulysse, et il n y en aura pas. »

III
L'autre jour, j'étais chez Jovce. Nous causions d'Ulysse et de ses erreurs... qui étaient plutôt les erreurs de ses contemporains.
Joyce est installé à Paris depuis 1921. Il fut un certain temps domicilié près de la place des Etats-Unis, où Washington et Lafayette continuent à faire shake hands. Là, dam la rue Galilée, il habitait un appartement garni. Mais il ne tarda pas à déménager pour la zone plus aérée des Invalides ; i1 y est dans ses meubles.
Cet homme au regard pénétrant, ce grand technicien dans l'art de voir et de dépeindre, est presque aveugle. Il était en état de n'ouvrir lui-même la porte ; mais après, - quête d'un cendrier, il me pria d'aller le chercher dans la chambre. Il ne peut lire qu'avec beaucoup de peine, avec une loupe.

IV
Quand je le rencontrai pour la première fois, je me rendis compte, encore, du caractère fallacieux de nos illusions. J'avais attendu, tout sottement, et malgré les expériences un type échevelé, sauvage, la chemise ouverte.
Mon cerveau, dans une sorte d'obsession, imagina (si je m'examine) un peu comme Goya représenté sur tel tableau dans une verte et farouche virilité, la chemise ouverte. Or, je vis un maitre d'école comme il y en a en Allemagne, dans les très petites villes.
Cheveux gris plats. Lunettes. Un quinquagénaire inoffensif. Ce qu'il y avait de romanesque, c'était tout au plus des bas d'un rouge flamboyant dans des pantoufles du même rouge flamboyant.
Oui, il est ingénu d'exiger une correspond nette entre les oeuvres les manières ou l'extérieur de celui qui les a écrites. Byron avait raison de dire à ce clergyman anglais qui lui reprochait à Venise, de ne paraître ni mélancolique ni passionné : "Je le suis - mais pas toujours".

V
Il y a dix ans, aux Etats-Unis beaucoup de personnes me demandaient mon opinion sur Joyce. « On avait entendu parler de vous », lui dis-je, « mais on ne vous connaissait pas. »
« Parce que, par principe, je n'accorde jamais d interview. » En disant cela il avait quelque chose de presque courroucé dans son intonation. Il aime vivre à l'ombre.
Nous fumions des cigarettes Maryland.
« L'indésirable Ulysse », dis-je, « fut longtemps interdit aussi en Amérique è pour quelles raisons tes Américains peuvent-ils être arrivés à ne plus lui fermer les portes ? »
Joyce, sans bouger, adossé dans sa chaise dit : « La morale entière, en Amérique, paraît avoir changé... L'Amérique a évolué ».
Il le suppose. Il n'y est jamais allé. Avant de débarquer à Paris, il avait habité la Suisse. Auparavant il avait pris des leçons de chant en Italie.
Joyce continua : « Ulysse a ses débuts a connu une hostilité tout à fait étrange ».
« Je sais. Mais aussi tant d'admiration. »
Joyce dit (à peu prés) : « Cette hostilité, je ne l'ai point comprise. Le plus naturel pour un écrivain est d'appeler un chat un chat. L'erreur de certains moralistes, même aujourd'hui, consiste à moins haïr les phénomènes désagréables que ceux qui les constatent. Toujours la même chose. On continue à juger immoral un auteur qui ne veut pas taire ce qui existe pourtant. Immoral mais c'est une marque de moralité non seulement de dire ce qu'on croit être vrai. mais former une œuvre d'art avec la dernière abnégation, voilà de la moralité aussi. J'admire Ibsen justement pour ces deux raisons : la moralité de ce Norvégien consistait. non seulement dans la préconisation de ses idéaux éthiques mais dans la lutte intense pour la perfection de son œuvre ».
loyce ajouta : "Je pense surtout au « Canard Sauvage" dont il y eut dernièrement une reprise à Paris. Dites, vous êtes allé à Oslo pour l'enterrement d'Ibsen, ça m'intéresse ; voua l'avez vu comme cadavre dans la meilleure pièce de son appartement, vous m'en avez parlé, - je voudrais tant savoir comment était cet appartement, comment était la rue qu'il habitait... Tenez, j'avais à peine dix-huit ans quand j'envoyai mon premier article, c'en était un sur Ibsen, à la Fortnightly Review - j'étais presque surpris que l'éditeur le publiât. Ibsen m'envoya une lettre de remerciement ; imaginez combien je fus heureux. à cet âge !"

VI
Nous continuions à fumer.
"Les Irlandais d'Amérique, dis-je enfin, "puisque vous êtes leur compatriote célèbre, ne vous ont-ils pas aidé à faire abolir la prohibition de vos livres en U.S.A. ? »
"Mais non ! » s'écria Joyce avec un peu p!us de force. "ce ne fut pas les Irlandais, ce fut mon avocat... Et c'était une lutte de pas mal d'années ! »
Bien que content du résultat, il était en encore fâché par le souvenir. Il paraissait tout de même éprouver une certaine reconnaissance pour les Américains qui l'avaient mieux traité que son pays. Il dit : « La vente de mes livres aux Etats-Unis est bonne. J'ai beaucoup d'amis, là-bas. » Il parlait comme quelqu'un qui, mis en émoi par un incident, regagne le calme, mais pas une satisfaction sereine. Je compris cet état d'âme d'un homme extraordinaire que certains contemporains. pendant quelque temps, considéraient. comme un lépreux.

VII
« Mais l'attitude des Irlandais d'Europe ? »
Là, Joyce devint amer. L'amertume se fit sentir dans l'intonation de ses paroles - moins dans ce visage immobile d'aveugle. Ibsen (Joyce le savait) avait été expulsé de Norvège par les Norvégiens. Joyce le souligna, indigné.
« Est-ce qu'iJs étaient pareils ? », demandai-je, les citoyens de Dublin envers vous ?
- J'avais dépeint des hommes et des situations de mon pays ; j'avais reproduit certains types d'une ville, d'une certaine couche - ils ne m'ont pas pardonné. Quelques-uns m'en voulaient parce que je ne cachais pas ce que j'avais vu, d'autres parce que ma manière de m'exprimer, qu'ils ne comprenaient point, les agaçait. Enfin, les uns étaient furieux à cause de la peinture « réaliste », les autres à cause de mon style. Ils se sont tous vengés ».
Joyce en avait peut-être souffert - mais son langage n'était point sentimental ; il n'y avait qu'un grain de mépris.
Sa manière de parler est loin d'être passionnée. Il s'exprime même avec une certaine sécheresse. Il donne l'impression d'un être raide, têtu, mais volontairement froid.

VIII
Pourtant il devint animé, voire chaleureux quand il me parla de son fils (qui a trente ans) et surtout - de son petit-fils. (L'homme échevelé, farouche de mon imagination était un grand-père).
Peu à peu, pendant un après-midi clair et serein, je le sentis affable ; voire tout à fait charmant quand nous découvrîmes des points de contact personnel : nous nous mettions à rire quand Joyce, qui a été en Allemagne et la connait de près, constata que ses livres y ont été brûlés comme les miens.

IX
Plus tard, quand nous parlions du dramaturge américain O'Neill, je lui dis : « Vous n'avez donc pas observé combien O'Neill, dans cette remarquable pièce qui s'appelle Stranqe Interlude, a subi votre influence ? » Je m'expliquai : « Les personnes y révèlent continuellement, et par principe, ce qui se passe, non seulement dans leur for intérieur, mais pnur ainsi dire dans les caves de ce for. Elles dévoilent ce qu'elles disent et en même temps. non ce qu'elles pensent, mais ce qui pense en elles. C'est, sous cette forme, votre système à vous, votre invention, c'est vous qui avez institué ces doubles, ces éternelles pièces de rechange, ces parallélismes ».
Joyce dit : « Je ne le savais pas ». Il médita.
Nous fumions.
« Une vague parenté entre vous est probable. dis-je en souriant, vous avez, vous et O'Neill, du sang irlandais ».
« Oui », répondit Joyce vivement, avec conviction, « O'Neill est tout ce qu'il y a de plus irlandais ! ». et c'était, malgré tout, une approbation.

X
Je ne crois pas que Joyce ait beaucoup connu les jouissances terrestres - sa vie parait avoir été le travail. La condition pénible de ses yeux aura rendu lourd et dur ce travail. « Et-ce que vous dictez ? » - « Non. j'ai écrit l'Ulysse moi-même. »
(Quelle besogne, pensai-je). Il continua : « J'ai collabore à la traduction française, à la traduction allemande ». On pourrait dire que cet homme est un caractère tragique - s'il n'était pas surtout un caractère fort.

XI
On nous interrompt. Au téléphone, un chanteur, ami de Joyce, l'appelait. L'homme aveugle chercha non sans peine le chemin de l'appareil. Ils parlèrent musique. Il était question d'aller à l'Opéra ce soir. (En me souvenant de maintes figures d'opéra je me dis que. parfois, la cécité n'est pas un malheur).

XII
Joyce aime la musique. I! est surtout musicien. Il a produit tant de miraculeuses symphonies verbales.
A côté de tout ce qui, dan: l'Ulysse, passe pour être rude et brutal, à côté de ce qui est solennel comme un oratorio, il y a des pages qui me rappellent de vrais scherzos.
Le tout, les solennités, les brutalités, les scherzos - le tout sera désormais admis en Angleterre. Alors, ne serait-il pas inélégant d'insister sur le fait que cette chaste nation a engendré les deux écrivains soi-disant les plus scabreux de nos jours : Joyce, auteur d'Ulysse et Lawrence, auteur des Amants de Lady Chatterley.
Admettra-t-on dans sa patrie Lawrence aussi ?
Alors l'Angleterre aurait l'air d'une vestale qui, étant connue pour avoir écrit des sotties superdrolatiques ne se désavoue plus.
Ce qui, somme toute, serait une marque de bon sens, de sincérité, de libéralisme et d'intelligence supérieure.


Les Nouvelles littéraires, 11 janvier 1936.


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