Téléphonistes, par Henriette Valet

HenrietteValet.jpg


Henriette Valet est un grand nom oublié de la littérature prolétarienne française.
Soutenue par Henry Poulaille et compagne d'Henri Lefebvre (1), elle a publié un roman important, Madame 60 bis, fort et poignant, sur les conditions des parturientes dans les maternités des années 1930.
En attendant sa réédition (qui se prépare), voici un texte évoquant sa condition de "demoiselle du téléphone".



Téléphonistes

La demoiselle du téléphone — Allo Mademoiselle ! Allo Mademoiselle, même si elle a douze enfants ! — pour les gens, c'est une demoiselle aguichante, ou bien un dragon terrifiant ou bien une vieille fille triste et vertueuse. Sa voix la classe dans un des trois types consacrés. La téléphoniste a sa place dans la vie des gens, comme l'apéritif, le métro, le chef de gare ou le ping-pong. On appuie sur un bouton. Mécanisme. Une voix répond; c'est un autre mécanisme, avec une forme différente, une forme humaine.
Pour devenir téléphoniste, il a fallu pendant plusieurs années s'ahurir à l'école laïque et obligatoire. Pendant qu'on entassait dans sa cervelle des choses mortes et menteuses, les vieux parents — presque toujours des prolétaires ou des petits paysans — disaient réjouis : « Enfin ma fille, elle aura une bonne place, une sûre. Ça tombe tous les mois, et puis, y a la retraite ».
Ah la bonne place ! Bien sûr, les prolétaires, les paysans sentent sur toute leur vie peser la menace du chômage et de la maladie. Angoisse qu'ils traînent comme un poids mort, qui en fait des êtres souvent inquiets, étriqués, suppliants, souvent aussi cupides et mesquins. Comme on les comprend, les pauvres vieux de désirer pour leurs enfants, une place « sûre ». Ils croient naïvement qu'on sera enfin libres, joyeuses. Ça tombe tous les mois et la retraite ! Quelle vie insouciante, large. Quand on est gosses, ils nous en parlent souvent de cette belle vie qu'ils nous préparent.
Alors, on travaille et on obtient un diplôme « Au nom du peuple français ». On est sauvées, on va pouvoir vivre.
On croit cela : vivre. Mais, alors, vivre ce serait faire toujours les mêmes gestes, dire toujours les mêmes paroles.? Vivre, ce serait être un phonographe, une poulie, des courroies? Car c'est tout ce qu'on est au téléphone! Oui, dites-moi, est-ce que c'est ça vivre, rester des heures et des heures, assises en rang, le crâne cerclé de fer ? Autour du cou, le plastron pendu comme un licol de bêtes de somme. Sous cet attelage qui nous lie, pièces détachées du meuble, on meurt d'ennui, on s'épuise en gestes rapides, réguliers. La tête est vide, on ne pense à rien. Le bruit de nos voix phonographiques ronronne, sourd, égal, persistant. Il nous enveloppe comme de la buée. Nous sentons le bruit, nous respirons le bruit; le bruit devient palpable, matière lourde immobile.
La salle en est saturée. Nous gesticulons là-dedans avec la régularité des automates. Notre horizon : Un tableau de bois sombre, sur lequel des lampes minuscules clignotent, rougeoyantes. Ces petites lampes justifient notre existence, à nous téléphonistes. On vit pour éteindre ces points lumineux. On a des bras, des jambes robustes, un cerveau, des yeux qui voient, des oreilles qui entendent. C'est pour éteindre les lampes, tout cela. Il y a bien des machines pour faire le travail des téléphonistes. On pourrait presque toutes nous remplacer. Mais ça coûte cher, des machines. Et puis, que deviendrions-nous ?
Pendant nos heures de service, nous ne savons pas s'il vente, s'il pleut, s'il fait soleil. Les fenêtres sont cachées par les hauts meubles de bois brun. Nous sommes murées pendant les plus belles heures de la journée. Rien ne pénètre du dehors.
Et pourtant, les voix du monde entier nous traversent. Mais Ion ne réalise même plus que les paroles sortent des bouches humaines. On ne pense pas que nous arrivent les échos de l'océan, de la montagne, des pays sous la neige et en même temps des vastes étendues ensoleillées. On n'a pas le temps de rêver ; trop l'habitude aussi de les entendre ces voix lointaines! Il arrive, cependant qu'une vieille rombière excitée nous vrille dans les oreilles sa voix piaulante. "Enfin, mademoiselle, qu'est-ce que vous faites là-dedans ? Vous prenez le thé sans doute." C'est une seconde d'éclaircie. On voit la vieille gesticuler devant le téléphone, rouge, les yeux larmoyants ou exorbités de fureur. Image fugitive, film. D'autres fois, c'est un homme que l'on imagine énorme à cause de sa voix tonitruante. « Bon dieu de putains ; qu'est-ce que vous foutez donc dans votre boîte ! » Autre image. Les seules qui nous relient vraiment à l'extérieur. A ce moment aussi, on se sent moins automate. C'est bon d'être injurié. Ça donne l'agréable sensation d'être en vie. On n'engueule pas un distributeur automatique, ni une balance, ni une pédale de bicyclette.
On exige de nous, une seule vertu : la docilité. Nous sommes dociles, ou nous en avons l'air, c'est la même chose. Si en plus de la docilité nous sommes ponctuelles, on nous récompense. Nous attrapons des galons, c'est quelque chose, les galons. Ça donne un but dans l'existence. Un but, tout le monde en désire un.
Quelle revanche quand on peut commander aux anciennes copines, quel prestige! Ça vaut bien la peine d'obéir pendant trente ans et plus, passivement, avec le sourire. Les bras des surveillantes sont mis au repos comme des courroies usées. Elles travaillent avec leurs yeux et leurs oreilles. Ces organes acquièrent une acuité extraordinaire à force de fonctionner. Les chefs ont cent yeux, cent oreilles. Cette surveillance nous écrase.
Notre tâche est dure. Nous sommes machines parmi les machines, plus encore que ceux des usines peut-être — puisque c'est notre tête, c'est notre cerveau qui devient un lieu de croisement. Nos oreilles sont de simples relais. En sortant, quelle compensation trouvons-nous, qui puisse nous faire aimer notre tâche ? Qu'a-t-on prévu pour effacer le sacrifice de tant d'heures, pour nous délivrer, pour nous rendre à la vie ? Rien.
Dès la sortie, beaucoup retrouvent les minuscules besognes, le ménage, la lessive, la cuisine, et les enfants qui réclament, les courses dans les magasins, les ravaudages. Les autres plus libres souhaiteraient lire des œuvres qui se rapprochent de leur vie, et pourtant souverainement belles. Elles voudraient des départs, des voyages. Presque toutes sont en proie à l'impossible. Combien parmi nous restent seules !
Pendant ce temps, les vieux dans les villages se frottent les mains. Oui, la retraite on l'aura. Quand nous serons hors d'usage. Alors, nous aurons le temps de vivre. Avoir le temps de vivre; mais nous serons près de la mort.

Henriette Valet



Prolétariat, n° d'août-septembre 1933 (Paris, Jacques Haumont et Cie, éditeurs, rédacteur en chef : Henry Poulaille. Comité de rédaction : Lucien Gachon, Léon Gerbe, Ludovic Massé, Edouard Peisson, Tristan Rémy.


(1) Jean Prugnot (1907-1980), son collègue des PTT (il est l'auteur du roman Béton armé) l'a évoqué dans l'une des chroniques réunies par Plein chant en 2016 sous le titre : Des voix ouvrières) .

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page