Gadda, Rabelais d'Italie

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Apolitique, célibataire (forcené) et rétif aux snobismes, l’Italien Carlo Emilio Gadda est le sujet d’une enquête originale de Philippe Bordas, ex-journaliste à l'Equipe et romancier.
Au XXe siècle, au cœur des flots remuants de l’océan des romans de toutes langues, il en est un qui porte un titre fort curieux : L’Affreux Pastis de la rue des Merles. Il est italien, a la particularité de contenir une remarquable variété de dialectes de la Botte, a paru en 1957 et porte la signature d’un écrivain nettement sous-estimé depuis sa disparition le 21 mai 1973, Carlo Emilio Gadda, l’un des plus immenses auteurs du siècle dernier.
Gadda écrivait des phrases comme celle-ci dans son chef-d'œuvre qui paraissait en 1963 dans la traduction de Louis Bonalumi au Seuil avec une préface de François Wahl qui soulignait l’importance de la parution :

L'incroyable cri bloqua net la fureur du monomane. Il ne comprit point, sur le coup, ce que son âme était bien près d'entendre. Cette ride sombre et verticale entre les sourcils de la colère, dans le blanc visage de la fille, le paralysa, l'induisit à la réflexion : presque au repentir. »

Chaque page de son œuvre, notamment dans Connaissance de la douleur, son autre chef-d’œuvre de 1963 (traduit par les mêmes au Seuil, en 1974) justifie l’admiration. Philippe Bordas en sait quelque chose qui, à force d’admirer ce « Rabelais transalpin », s’est pris d’une passion pour l’enquête, collectant tout ce qui pouvait subsister du grand homme. Et c’est cette quête qu’il restitue dans un volume d’inhabituel format (185/235) dont la majesté n’a d’égal qu'un prix (30 €) qui n’est pas, remarquons-le, de nature à provoquer la multiplication des nouveaux lecteurs de Gadda. (On nous assure que Bordas a souhaité copier le format du Pour un Malherbe de Ponge, ce qui paraît tout de même dépasser un peu les mesures de la modestie pour qu'on se laisse aller à y croire.) Son livre, d'ailleurs, aurait pu n'être pas conçu comme un tumulus mais comme un livre de lecture imprimé dans un corps banal. Faut-il y voir aussi un clin d’œil au caractère baroque de l’œuvre de Gadda ? A sa jeunesse dans un milieu bourgeois de Lombardie dont le père, aussi doué pour les affaires que celui de Francis de Miomandre, flanque en 1909 sa famille en déroute ?
Né le 14 novembre 1893, il a une enfance et adolescence compliquées et choisit par défaut un cursus polytechnique en lieu des études littéraires… Volontaire durant la Grande Guerre, il est prisonnier du côté de Hanovre, tient un journal et retrouve Milan en janvier 1919 où la mort de son frère initie chez lui une dépression dont il aura du mal à se débarrasser. Ingénieur électronicien (1920), il travaille jusqu’en Argentine puis, de retour en Italie, suit des études de lettres tout en enseignant les mathématiques et la physique en lycée. En 1940, il s’installe Florence et mourra à Rome au terme d’une vie pas toujours satisfaisante. Comme le dit son ami Emilia Cecchi, cité par Bordas, « Gadda était pauvre et démuni. Et les prix littéraires lui avaient été tous refusés, qui furent tous offerts aux derniers imbéciles, pour éviter surtout de le récompenser, lui ! » et son Pastis connut un sort assassin, Calvino, Moravia, Morante ou Pasolini le jugèrent mineur. C’était pourtant un chef-d’œuvre qui menait Gadda au statut d’écrivain majeur aux côtés de Joyce, Kafka ou Céline. Un grand, à l’occasion farouchement misogyne — notamment envers « la Morante », exécrée parmi toutes, car elle avait le tort à ses yeux d’être la représentante de la « mécanique anti-poétique de la répétition ». Et il n’y a là qu’un pas vers la… reproduction ovarienne…
Poussé par son enthousiasme, Philippe Bordas fouine à peu près partout où Gadda aura laissé des marques, et retrouve jusqu’à son imperméable chez une voisine de Gadda à Rome. Il recueille aussi, et c’est déterminant, cet étonnant témoignage chez un célèbre essayiste et critique littéraire italien :

« En cet avril 1989, Pietro Citati approchait les soixante ans. Il avait côtoyé et chroniqué maints grands artistes de son temps. Dans le blanc de la conversation, après le récit des amours françaises de Gadda — Saint-Simon et Rabelais, Baudelaire et Verlaine, le Balzac du Père Goriot et le Proust entomologiste du dialecte mondain —, Pietro Citati m’avait livré son plus bel aveu. “C’est le seul grand ami que j’ai eu, le seul grand homme que j’ai connu. Le seuil dont dont on percevait la grandeur.” »

On peut croire Citati dont les essais ne souffrent guère discussion ?
N’hésitant jamais à s’illustrer dans son propre livre (« Je ne savais pas quoi répondre, moi qui n’avais côtoyé que deux grands hommes dans ma jeune existence »), Philippe Bordas, qui prend ses aises, se laisse pardonner par la vigueur de sa recherche et par le sérieux de sa fouille. Malgré son caractère bateleur, son livre est une pièce précieuse désormais pour les amateurs de Gadda et pour ceux qui le découvriront. Après la fascination du maître, ils connaîtront l’épatante épopée du fan et trouveront ainsi l'occasion de jeter un œil au film de Pietro Germi, Meurtre à l’italienne (1959), adaptation du ''Fameux Pastis de la rue des Merles''… Il y a toujours quelque chose à découvrir chez Gadda.


Philippe Bordas Le Célibataire absolu. - Paris, Gallimard, 432 pages, 30 €


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