Le livre en difficulté (air connu)

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Le Livre en difficulté
par Miguel Zamacoïs
Des messieurs savants, qu'il faut croire sur parole faute d'y pouvoir aller voir, racontent que les griffes ne poussèrent a certaines bêtes que lorsqu'elles eurent absolument besoin de griffer, et que l'agilité ne vint à d'autres que lorsqu'il leur devint indispensable de se cavaler en vitesse. C'est, réduite à son expression la plus simple, la théorie de la fonction créant l'organe, et de la lutte pour la vie - pour la côtelette, prononce le populo.
La lutte, pour la vie, en ce qui concerne l'homme, remonte au temps du il prétendait s'approprier un appartement - caverne sans subir une reprise, généralement figurée par un ours féroce et sans muselière.
Que d'efforts dépensés ensuite pour sauver sa peau et pour avoir celle de l'ours ; que d'ingéniosité pour attraper la côtelette quotidienne : l'épieu, la flèche, le piège, le fusil.
Et puis ce fut l'avènement du pacifique commerce, nanti lui aussi de ses armes et de ses défenses instinctives, augmentées bientôt de la publicité et des démarcheurs. La publicité c'est un peu, pour les commerçants, la griffe jetée à distance sur le client qui se dérobe, comme les démarcheurs sont, en quelque sorte, les jambes postiches chargées de gagner ce client de vitesse.
Longtemps, les artistes et les écrivains, drapés dans une dignité haillonneuse, refusèrent de se mêler à cette immense retape dégradante. Ils se croyaient considérés, les pauvres, parce qu'ils faisaient cuire leur côtelette maigre de vache enragée dans la chambre à quinze francs par mois de leur tour d'ivoire meublée ;* et ils n'avaient pas assez de mépris pour les trafiquants de n'importe quoi, dédaigneusement symbolisés par ]'« épicier ».
Mais vinrent les temps superdifficiles. Il fallut bien un jour, sous peine d'aller grossir, le nombre des espèces animales disparues faute de griffes et de jarrets, que les artistes et les écrivains se décidassent a hurler.- avec les loups vendeurs de pâtes alimentaires, de poudre à punaises ou de rouleaux en caoutchouc pour raffermir les seins.
Reconnaissons qu'une fois la décision prise, les, manieurs de pinceaux et dé plume en remontrèrent rapidement aux inventeurs du déshonneur publicitaire. Rappelons, chez les peintres, le trafic effréné des galeries d'art, l'exploitation du snobisme, les surenchères et les montages de coup de la loufoquerie. Evoquons, chez les écrivains, le souvenir de la multiplication des prix littéraires et leur commercialisation, l'obsession du placard quotidien, les forceries de l'édition, le bluf des tirages; le leurre du titre pornographique, et enfin l'attente du client, dans l'arrière-boutique, avec dispense, à n'importe quel inconnu qui casque, d'un sourire du stylo et de la caresse d'un hommage. - Hélas ! quand, dans l'engrenage, on a risqué le bout de l'amour-propre, il y a dès chances pour que tout 'y passe. Depuis quelques années,, les pauvres peintres qui faisaient la fenêtre, l'ont quittée pour le trottoir.
C'est là que les écrivains viennent de les rejoindre. Après la Foire aux croûtes, la Foire aux livres. Celle-ci est d'hier. Les temps sont durs et les acheteurs sont mous. On s'est avisé-que les étalages des. libraires, bien que débordant de plus en plus sur la chaussée, n'attiraient pas encore assez l'attention des passants.
Alors on vient d'essayer de mettre les étalages en travers : peut-être qu'en se cognant dedans, les passants auront l'idée d'acheter des bouquins. C'est, vraisemblablement, ce qu'espèrent les promoteurs de la vie du livre au grand air. Mais à quoi sert le menu du rôtisseur affiché à fa porte, si le passant n'a pas faim ? Si désolant que ce. soit à dire, j'ai peur que le passant n'ait plus faim de lire.
Son appétit de distraction est sollicité par trop de choses nouvelles, toutes d'une essence exactement opposée à celle de la lecture. Les temps sont au bruit et au mouvement, les deux ennemis du plaisir de lire. Essayez donc de lire pendant que le gramo moud sa musique et que la radio-est déchaînée ? Et essayez donc, en auto, de lire autre chose que votre testament ? Tentez de faire lire quelque chose à un jeune homme un jour de rugby, et faites-le choisir entre le terrain de jeu et le cabinet de lecture !
Peut-on imposer le goût de lire ? J'en doute. Dans tous les cas, il ne faudrait pas, comme on l'a fait, casser la patte au recueil de nouvelles, la gueule au recueil de poésies, et, comme on s'apprête à le faire, les reins au roman. Car, si on nous casse tant de choses que ça, quoi donc qu'il nous restera ?
Ce à quoi M faudrait arriver, puisque le tourisme et le cinéma sont en train de zigouiller l'amour de la lecture, ce serait à faire acheter des livres pour des raisons tout à fait -étrangères à la littérature.
Qu'est-ce que nous voulons, en somme ? Primum vivere !. La côtelette. Avec, si possible, une assiette de la Compagnie des Indes autour, une auto à côté, et, à la rigueur, une villa à Tamaris. La côtelette .d'Azur, quoi ! Or, ce n'est pas parce que l'on nous lit que nous avons tout ça, c'est parce que l'on nous achète.
Mais comment nous faire acheter par des clients qui ne lisent pas ? Beaucoup d'autres commerces nous l'indiquent. Donnons un paquet de tapioca à tout acheteur d'un volume à douze francs, ou un bon-prime dont la douzaine donnera droit à six cuillers à café.
Qu'on offre, trois jours à la campagne, ou - six bouteilles de Champagne, à l'acquéreur des œuvres complètes d'un même auteur. Ou, sur chaque exemplaire d'un ouvrage, collons un numéro d'ordre qui, l'édition épuisée, deviendra le billet d'une tombola avec prix en espèces. Ou 'bien encore, obtenons de l'Etat, s'il est soucieux de soutenir la littérature nationale, qu'il encourage par des avantages fiscaux, dégrèvements ou remises, les organisateurs de bibliothèques particulières, décorés de la Légion des Liseurs, des palmes bibliophiles, de la médaille de sauvetage de la Librairie.
***
Pourtant, in extremis, une idée me vient pour engager les gens à lire : limiter la production des livres à quelques-uns, excellents, que tout le monde voudrait dévorer.
On demande, pour l'établissement de la. liste de proscription, un citoyen indépendant et courageux, en dehors de la corporation, qui ne craigne pas de recevoir entre les deux épaules le coup de couteau à. papier d'un Jacques Clément de chez Fasquelle, d'un Ravaillac de chez Flammarion, ou d'une Charlotte Corday de chez Fayard.




Paris-Soir, 14 mai 1931

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