Pourquoi éditez-vous ? (1946)

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Où l'on apprend quelques vérités éditoriales d'un temps assez ancien... et où l'on constate que l'on ne se refait jamais vraiment. Ainsi le coup des statistiques qui contrevient à la loi de Caillois ("Je n'utiliserai pas mon art pour éblouir les humbles et les crédules.")...

Pourquoi éditez-vous ?, une enquête de Henry Thimonier
Les livres se succèdent à un rythme presque égal à celui d'avant-guerre, et l'on n'observe même plus la période creuse des vacances. D'autre part, les éditeurs se font de plus en plus nombreux. Nous avons voulu leur demander, en même temps qu'une explication de ce fait, comment ils conçoivent leur mission.

ON ne franchit pas le seuil de la Maison Gallimard sans une certaine émotion. Tant d'auteurs illustres ont couvé leurs espoirs dans ce hall, sur ce fauteuil près de la cage vitrée où, entre deux appels téléphoniques, tricote la standardiste aux mains agiles ! Au fond d'un labyrinthe de couloirs étroits où seule est fraîche la peinture, M. Hirsch, fin sourire, minceur un peu voûtée, parle dans sa cigarette :
— Pourquoi les éditeurs ont-ils, cet été, contrairement aux usages d'avant-guerre, lancé des œuvres nouvelles ? Parce que, en matière d'édition, il n'y a pas à proprement parler de saison d'été. Les bibliographies révèlent qu'entré 1928 et 1939 l'édition battait son plein jusque vers la mi-juillet. Aussi, cette année, avec le besoin de lecture accru par quatre années d'occupation, les éditeurs ont-ils jugé préférable de ne pas interrompre leurs tirages. Cela c'est fait sans mot d'ordre. Par un accord tacite.
— Quels sont les résultats de cette innovation ?
— Je ne le sais pas encore, me confie malicieusement mon interlocuteur. Les libraires prétendent que les livres sur la Résistance ou sur la Guerre ne se vendent pas. Sans doute, y en a-t-il trop. Mais il ne semble pas que le public boude les ouvrages de réelle valeur. Ainsi les prix Goncourt et Théophraste Renaudot — abstraction faite du snobisme et de l'influence d'un prix sur le goût du public — sont, paraît-il, très recherchés.
— Vous avez publié une grande quantité d'œuvres nouvelles de valeurs très diverses. Mais dans quelle mesure avez-vous réédité des ouvrages anciens considérés comme essentiels ?
— Dans la mesure où nous avons du papier.
J'accuse la déception que m'inspire cette réponse laconique dictée par la prudence.
— Il n'empêche, ajoute avec courtoisie M. Hirsch, que notre programme est riche et varié.
Et il m'énumère une trentaine d'ouvrages de tous genres. Des noms déjà connus : Simone de Beauvoir, Raymond Guérin, Federico-Garcia Lorca, Patrice de la Tour du Pin, etc... D'autres noms qui demain peut-être Jean Sarramea, Yvonne Escoula.


(/public/.EditeurBordas_m.jpg|EditeurBordas.jpg|C|EditeurBordas.jpg, mai 2024))

M. Bordas n'était pas éditeur avant guerre. Il était marin. Je l'eus deviné à son visage de Viking transparent de jeunesse, à sa vigoureuse charpente, à sa manière tranquille et sûre de parler en bourrant des pipes.
— Distinguons, me dit-il posément, les ouvrages de guerre des ouvrages de Résistance. Les premiers se vendent quand ils présentent un intérêt historique et qu'ils constituent un document. Ainsi La Chaussée de Volokolamsk d'Alexandre Beck, nous est très demandé. En particulier par les militaires. Cet ouvrage doit d'ailleurs figurer au programme de Saint-Cyr. Sur la Résistance je n'ai produit aucun titre, mais, à mon avis, pour être valables — sinon vendables — les œuvres inspirées par cette épopée doivent contenir une valeur de profonde humanité.
>De petite flocons nuageux s'échappent de la, pipe. M. Bordas les suit un instant. Sa pensée s'aiguise :
— C'est ce sens de l'humain que noud recherchons parmi les œuvres nouvelles...
— Editez-vous d'anciens ouvrages ?
— Très peu. Et pas de classiques français. Seules les vieilles maisons qui ont un fonds d'édition et des livres tout prêts, sur plomb, peuvent entreprendre ce travail à bon compte. Les jeunes éditeurs doivent s'orienter vers l'inédit.
— Quel est l'esprit qui détermine votre choix ?
— L'esprit d'utilité : mettre l'Art et l'Intelligence à la portée de toutes les bourses, c'est-à-dire d'abord à la portée des petites. Répandre dans le grand public les œuvres de nos plus grands artistes peintres et dessinateurs : Jacques Villon, André Masson, Lurçat, Peynet, J. Carle, Grange, etc... que nous avons chargé d'illustrer nos oeuvres de luxe et de demi-luxe. De même, dans le but de satisfaire le goût inné des Français pour la littérature didactique, notre collection "Pour connaître" étudie l'œuvre des grands penseurs : Darwin, Claude Bernard, Bergson, Renan, Alain, Nietzsche, Gandhi, Schopenhauer. Dans cette même collection sortiront prochainement : Platon, Calvin, Montaigne, Kant, Diderot, Spinoza, Marx, Hegel, Heine, Freud, etc...
M. Bordas a un vaste programme d'automne : une centaine de livres, romans français et étrangers, surtout anglo-saxons, russes et scandinaves, histoire, littérature, pièces de théâtre. Et... un délicieux conte d'enfant au titre enchanteur : Boule de neige et le Prince Frigotin, illustré par Peynet.
— Avez-vous des candidats pour les grands prix littéraires ?
— Je n'ai pas le temps d'y songer sourit M. Bordas. Je ne quitte guère ce bureau ni ce jardin que vous voyez.
Il y a autre chose qu'il ne quitte pas : la pipe.


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Nées dans une chambre d'hôtel, continuées dans un bar, les éditions Charlot ont échoué tant bien que mal dans ce local de la rue de Verneuil où l'exiguïté des lieux, les difficultés matérielles soulignent l'admirable esprit d'équipe qui se manifeste autour de la personnalité de Jean Amrouche, directeur littéraire. Je suis reçu par M. Charlot, son adjoint M. Philippon et M. Jean Amrouche.
— A l'exception des livres de qualité indiscutable, la littérature de guerre se vend mal, me disent-ils. Et cela est bien compréhensible. Le public, qui a trop vécu l'obsession de la guerre, s'oriente tout naturellement vers la littérature d'évasion. Mais il y a peu de nouveaux livres sur ce dernier thème et comment éditer les anciens ? Le plupart des grandes maisons ont vendu la quasi totalité de leurs réserves aux prix de 1940. Les frais actuels d'une réimpression devraient être multiplié par cinq sans compter le temps pour la fabrication dont la durée à triplé.
— Pourquoi ?% — Le matériel est en mauvais état et nous ne recevons aucun matériel d'exportation. Le fabriquer ? La plupart des fonderies sont arrêtées. Les Boches nous ont pris des centaines de tonnes de plomb.
Jean Amrouche est berbère de race pure. Il a le visage olivâtre aux traits rectilignes des cavaliers de l'antique Numidie. L'intelligence anime son regard sombre que voile une douceur profonde.
— Notre équipe est à Paris depuis 1944. Elle s'est fondée sur une amitié colorée par des qualités humaines originales. Tous Nord-Africains, formés loin de la France, nous avons vécu dans un climat affectif très différent du vôtre. Nous restons attachés à notre terre. Aussi nous proposons-nous de faire connaître au public français les auteurs nord-africains.
— Y a-t-il des jeunes en qui vous mettez actuellement vos espoirs ?
— Oui. Nous révèlerons en automne trois jeunes Nord-Africains.
— Quelles sont leurs caractéristiques ?
— L'un vaut surtout par son intensité spirituelle, abrupte, austère, provenant d'une expérience vécue. L'autre est le type classique du romancier. Il possède un tempérament très puissant. Enfin nous publierons une jeune romancière dont la richesse poétique s'étoffe d'une extraordinaire pureté.
— Avant de vous quitter, permettez-moi de vous poser une question bête. Vous êtes-vous adapté à Paris ?
— La France ne correspond pas exactement à l'image que nous nous en formons en Afrique et qui est une mythologie. Cependant personne n'est déraciné à Paris. Cette ville vous « pompe », que vous en ayez conscience ou non. Le Nord-Africain, même s'il n'y est jamais venu, se reconnaît à Paris. L'ajustement spirituel n'en est pas moins difficile...
L'œil de Jean Amrouche rêve sous le regard approbateur de ses deux compagnons.
— ... Les Français ont de telles subtilités : ce « NON » qui signifie « OUI » et ce « OUI » qu'il faut interpréter « JE N'EN FERAI RIEN !"
— Votre civilisation ne manque pourtant pas de finesses...
— Oui... mais ceci est une autre histoire, conclut sagement Jean Amrouche.


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UN grand directeur, M. Julliard, un homme d'affaires. Complet clair, pochette blanche, cravate à rayures vives. Il arrive d'une tournée au Levant et repart demain vers la Suisse, Onze heures trente. Hâtons-nous.
— Si j'ai bonne mémoire, avant-guerre, Albin Michel "sortait" Pierre Benoit en été. juillet était un très ton mois.
— Albin Michel était peut-être un cas unique. Tout de même que pensez-vous de l'afflux des livres en cette saison ?
— Depuis cinq ans nous avons perdu la notion des vacances et les éditeurs manquent...
Téléphone.
Le bureau est vaste, cossu. Moquettes. Fauteuils de cuir. Riches décorations. Tableaux d'un réalisme cher à Léon Degand.
M. Julliard raccroche, 11 h. 38.
— ... Les jeunes éditeurs manquent d'expérience. D'autre part, n'ayant pas de fonds, ils sont bien obligés de publier beaucoup d'œuvres diverses.
Ce point de vue d'ailleurs, les grandes maisons ne sont guère plus avantagées. Leur attribution de papier n'est pas proportionnée à leurs possibilités présentes. Elles doivent réduire leurs tirages de 50 %.
— Quel est le rythme de votre production ?
— Environ douze livres par mois.
— Vous diffusez à l'étranger.
— Oui. J'ai commencé en 1921 en Pologne où m'avait envoyé Giraudoux pour la propagande du Livre français.
— Avez-vous des organes de diffusion ?
— J'édite le Bulletin de l'Edition envoyé gratuitement aux libraires pour les tenir au courant de la production du Livre, et la Gazette des Lettres est, à la France, ce qu'est le supplément littéraire du Times à l'Angleterre.
Onze heures 50. Je me dirige vers la sortie.



Les Lettres françaises, 16 août 1946.

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