Sagesse d'Hector Talvart (IV)


Réversibilité

Il serait possible, sans donner trop dans la fantaisie, d’imaginer que les forces et les ressources morales du monde sont à toutes les époques à peu près les mêmes, diversement réparties, autrement utilisées, apparentes ou cachées, actives à leur manière dans des domaines différents, mais constantes en puissance, fixes en quantité. C’est ainsi que je ne puis croire qu’il y ait à l’heure actuelle plus d’intelligence et d’intelligence meilleure qu’il y en eut il y a cinq et dix et vingt siècles, ou bien je pense que si cette intelligence est devenue plus industrieuse, mieux répartie, plus conformée à des nécessités nouvelles de l’esprit ou de la sensibilité, c’est au détriment de certaines autres forces : équilibre, santé, courage, endurance, intuition, art, facultés particulières de divination et de compréhension qui entraient pour la même valeur de résultat et d’utilisation au chapitre du patrimoine humain. Je ne crois pas qu’on ait amoindri la douleur ni en étendue ni en intensité, on lui a seulement fait revêtir des formes nouvelles ; on l’a masquée davantage, fragmentée et diluée, mais sur la surface du globe on la retrouverait pareille à ce qu’elle fut aux premiers âges de l’humanité. Gagnant sur un point, reculant sur un autre, ce qui constituait la foi d’hier, celle qui édifiait les cathédrales et créait les belles oeuvres immortelles de l’art, elle a, transformée en activité de l’esprit, cherché dans un autre domaine une réalisation qui converge vers un bonheur, vers une victoire de l’âme. La joie éparse d’hier et qui n’était point grande est égale sans doute à celle plus bruyante d’aujourd’hui et qui n’est point très courante. Peut-être cependant à ces transformations de quelques énergies primordiales, comme de la foi en intelligence pratique, comme du sentiment de la beauté en industrie de la commodité, comme de la douleur en une résignation qui atteste la diminution du sens de la liberté, est-il résulté une sorte d’évaporation de quelques puissances spirituelles de l’homme et, en fin de compte, y a-t-il certain déficit moral et intellectuel sensible à des oeuvres plus faibles de signification, de durée, à un bonheur moins nécessité, à un amour de la vie moins étroitement conditionné à la vie elle-même.

Les Dits et contre-dits d’un homme d’aujourd’hui, 2e série, n° 4, août 1933. pp. 31-32.





Illustration : Les enfants terribles, Erik Staal.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page