Un chapitre inédit de GOG, par Giovanni Papini (avant-première)

Annoncée depuis plusieurs mois, la nouvelle traduction intégrale de Gog, de Giovanni Papini paraîtra dans les semaines qui viennent.
Le Nouvel Attila a souhaité faire l’hommage d’un chapitre inédit aux lecteurs de l’Alamblog.

Villes ultranouvelles

Capetown, 8 novembre

Qui a bien pu dire à M. Sulkas Perkunas que j’envisageais véritablement de créer une nouvelle ville ? À mon souvenir, je ne me suis jamais confié à personne. Et comment a-t-il fait, ce Lituanien fantastique, pour me découvrir au fin fond de l’Afrique du Sud où j’espérais être, enfin, incognito ?
M. Sulkas Perkunas n’a pas voulu satisfaire ma curiosité. C’est un homme qui va sur ses trente ans, mais sombre et renfrogné comme un directeur de maison de force qui en aurait soixante. Dans son visage, rougi et tanné comme celui d’un planteur, s’ouvrent deux yeux bleu pâle, presque blancs, attentifs et sévères comme ceux des enfants pauvres. Grand, sec, mal habillé, couronné d’un gigantesque feutre gris, il m’aborda hardiment, alors que je rentrais à l’hôtel, et me demanda un rendez-vous pour un entretien qui, dit-il, ne souffrait nul délai. Je le fis entrer avec moi dans un petit salon. Je m’aperçus alors qu’il avait les cheveux blonds, et portait sous le bras un grand rouleau de cartes.
« Je ne perdrai pas de temps en excuses superflues », commença-t-il. « Je m’appelle Sulkas Perkunas, et je suis projeteur urbain. J’ai commencé mes études, en Allemagne, comme architecte, mais me suis vite dégoûté d’un art qui se limite misérablement à des édifices isolés, esthétiquement asservis à ceux qui existent déjà. Je me suis aperçu que les vieilles villes, créées peu à peu par des cultures et des époques hétérogènes, étaient ridiculement polytonales et, quoi qu’on fasse, irréparables. Le temps est venu, selon moi, de la création totale et de la ville différenciée. Un architecte ne peut plus concevoir un temple ou un palais à soi, destiné à s’insérer dans des complexes anciens, mais seulement une masse compacte de constructions, inspirée par un concept unitaire et révolutionnaire. Que diriez-vous d’un poète moderne qui voudrait introduire un de ses vers dans un chant de l’Iliade ou une scène de son invention au milieu d’un acte de Shakespeare ? C’est pourtant une absurdité de ce genre que l’on demande aux architectes modernes, et que ceux-ci exécutent lâchement.
Je n’ai pas l’intention de vous proposer les plans d’une villa, d’un théâtre, d’une banque ou d’un kursaal. Cela est du ressort des architectes traditionnels, sans conscience et sans style. Je vous offre, au contraire, des projets de villes entières, différentes de tout ce qui existe. Vous seul, à mon avis, pouvez comprendre la nouveauté de mon art et vous résoudre à en choisir une pour la construire vraiment.
Tous ces assemblages de maisons éparses de par le monde, qui se parent du nom de ville, sont, sous une certaine patine, d’une uniformité dans le désordre qui fait enrager. Aucune d’elle n’a été imaginée par l’esprit synthétique d’un génie, comme une œuvre d’art, et exécutée avec fidélité spirituelle pour incarner une idée dans la pierre. Ce ne sont la plupart qu’agrégats monstrueux dus au hasard et aux caprices des générations, obéissant aux nécessités ordinaires de l’odieuse vie communautaire. De partout des grands bâtiments avec portes et fenêtres, alignés au mieux — amas de plâtras habités, qui peuvent plaire aux aquafortistes, aux décadents ou aux spéculateurs, mais font honte à qui possède un sens plus délicat de la dignité humaine…
— Excusez, l’interrompis-je, j’ai entendu assez de théorie pour l’instant. Vous avez parlé, il me semble, de projets…
— Les voici, répondit sans sourciller Sulkas Perkumas Je ne peux, malheureusement, qu’esquisser en peu de mots les concepts les plus susceptibles de vous tenter. Je puis vous proposer, par exemple, une ville sans maisons mais entièrement composée de tours et de campaniles, une forêt de fûts orgueilleux de pierre et de brique. Ou bien, si cela vous plaît davantage, une ville constituée d’un seul édifice : un palais gigantesque d’un mille de côté, avec des galeries infinies, des couloirs et des promenades immenses, des escaliers et des paliers innombrables et de vastes proportions, des cours et des souterrains bien répartis, de manière à pouvoir abriter, sous son toit unique et démesuré, des dizaines de milliers d’habitants.
» Mais peut-être la ville entièrement faite de maisons très hautes, sans portes ni fenêtres, vous conviendra-t-elle davantage. Les entrées des habitations sont des trappes qui s’ouvrent au niveau du sol et les pièces reçoivent la lumière par en haut ou par des fentes dans les parois opposées aux façades. Les rues, dans cette ville, seraient de longs couloirs entre des murailles nues, toutes blanches ou, si vous préférez, peintes à fresque par des artistes visionnaires jusqu’au niveau du toit.
» Ou désirerez-vous, plutôt, la Ville de l’Égalité Parfaite ? Cette dernière est formée de milliers de maisons absolument identiques : même hauteur, même style, même couleur, même nombre de fenêtres et de portes. L’ensemble peut paraître un peu monotone mais l’effet est impressionnant — sans compter la valeur symbolique qui saute aux yeux, annonciatrice de l’idéal de l’époque.
» Mais au cas où la Ville de L’Égalité ne vous intéresserait pas, je peux vous en offrir une autre, bien plus originale : la Ville Invisible. Qui la regarderait de loin ne se douterait pas de son existence : il ne verrait que de longs rubans de ciment qui s’entrecroisent et rien d’autre. En s’approchant il distinguerait, sur les côtés de ces rubans, des puits carrés, semblables, en plus petit, à des bouches de métropolitain ; de là descendent des escaliers qui mènent aux logements. Car cette ville est entièrement bâtie en sous-sol, et toutes les habitations sont souterraines. Pourtant, l’air ne manque pas : il est introduit et renouvelé par des tubes chauffants ou réfrigérants selon la saison ; ni la lumière, assurée par des installations électriques autonomes.
» La vie sous terre ne vous siérait-elle pas, je puis édifier pour vous la Cité Bariolée, aux maisons de style géométrique mais toutes peintes de couleurs pures, très vives. Vous-même devez être estomaqué par les tons gris et noirs qui dominent dans les villes septentrionales ou par celui, trop blanc, des cités d’orient. Dans cette ville imaginée par moi, en revanche,vous aurez des palais de laque rouge, des maisons locatives tout en vert montagneux, des bâtiments publics en jaune cadmium et, pour les riches, des châteaux d’or ou d’argent.
» Ou vous pourriez vous offrir quelque chose de plus neuf et de plus hygiénique : La Ville Suspendue. Les rues se présenteraient comme des enfilades de très hautes murailles : au sommet, là où sont habituellement les toits, vous auriez de grandes terrasses de terre aménagées en jardins : au milieu de ces jardins surgiraient les cottages habitables. Les communications seraient assurées par des ascenseurs pour les locataires et, pour les voyageurs, par des aéroplanes.
» Si une telle ville vous semblait peu sûre ou incommode je peux vous proposer la plus originale de toutes : la Ville Cimetière. Celle-là constituerait un compromis pratique et suggestif entre la vie et la mort. Les tombes devraient être spacieuses et bien aérées pour pouvoir héberger, ensemble, vivants et défunts. Les chapelles nobiliaires pourraient être opportunément transformées en salles à manger communes et une partie du four crématoire affectée à la cuisine collective. Chaque famille pourrait garder ses morts avec elle, logés dans les niches des parois, facilitant ainsi le culte des trépassés. Il faudrait, pour habitants, des amateurs d’Ann Radcliff, de Hoffmann et de Poe mais il ne serait pas impossible d’en rassembler quelques milliers pour peupler cette ville qui serait unique au monde. J’ai même pensé que l’on pourrait construire au milieu, en guise d’hôtel de ville, un squelette géant de marbre jaune. Sur la colonne vertébrale, je placerais l’escalier, et le crâne, énorme, servirait de salle de réunion : voyez-vous les conseillers se pencher aux orbites vides, tenant lieu de fenêtres, et le maire qui s’avance, pour parler à la foule, dans l’enclos des dents réduit au rôle de balcon ?
» Peut-être apprécierez-vous plutôt la Ville Titanesque ? Figurez-vous de longs cours flanqués de petits palais de marbre blanc et sanguin, hauts comme des cathédrales, et, au milieu des rues, des statues de colosses, immobiles passagers éternels. Puis, çà et là, des marches gigantesques, infinies, qui se perdent dans le ciel et, sur celles-ci, des géants de bronze en train de monter vers les portails plus vastes de l’Arche de l’Étoile ou vers des autels vastes comme des places ou vers des flèches de cuivre qui semblent toucher les constellations. Une ville, celle-là, très coûteuse — je préfère vous prévenir — mais plus belle qu’un rêve de Piranèse et un poème de William Blake, supérieure à Ninive, à Persépolis et aux imaginations les plus folles. — Et cela coûterait ?…
— Au moins vingt-cinq milliards, répondit, sec et sérieux, Sulkas Perkunas.
— Très bien. Vous m’apporterez d’ici un an le devis, le plan au dix millième, les élévations et les dessins panoramiques. »
Et sur ces paroles je me levai pour signifier son congé au dangereux projeteur de la ville. M. Sulkas Perkunas ramassa ses feuilles en silence, ajoutant seulement :
« Je serai ponctuel. »
Et enfin, après une ébauche de salut, il sortit à la hâte de la pièce et de l’hôtel.



Giovanni PAPINI Gog. traduction de René Patris, complétée par Marc Voline. — Paris, Le Nouvel Attila, 2007, 352 p., “Collection Nocturne”, 70 illustrations, 20 €
En librairie le 6 avril.

Giovanni Papini.

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