Je n'ai pas été violé par une boulangère (entretien avec François Caradec)

Caradec1998.jpg © e.d. 1997.



Il y a onze ans, François Caradec nous donnait un entretien où il s’ouvrait sur quelques points importants de sa vie, de ses goûts et de son travail. Rappel.



Excellent connaisseur de la littérature Belle-Époque, François Caradec explore depuis vingt ans la biographie de nos grands écrivains. Après Lautréamont et Allais, il détaille dans une nouvelle édition les étranges alchimies de Raymond Roussel.

Un lecteur tout terrain

Ses affinités avec Alphonse Allais sont légendaires. Outre qu’il dispose d’une identique moustache blanche et d’un profil ressemblant, François Caradec possède cet air de sérieux qui cache mal un sourire naissant. Ce vaillant érudit dont les livres ont acquis le statut de références est aussi la modestie incarnée. Intarissable lorsqu’il lui est offert d’évoquer Allais ou Jarry, il passe sa propre personne sous silence. Ce que nous ne lui permettrons pas puisqu’il est un guide rare, un authentique découvreur de talents… posthumes il est vrai. Grâce à lui, Gabriel de Lautrec, Eugène Mouton ou Eugène Chavette bénéficient d’un retour de flamme, le cachet Caradec faisant foi.
Membre de l’Oulipo, pataphysicien, François Caradec fait à la fois figure de chercheur très sérieux et de bon vivant aguerri. Son intérêt pour le spectacle populaire (Le Café-concert, 1848-1914, Hachette 1980 ; Fayard, 2007), la bande dessinée, l’argot ou les pastiches (La Farce et le sacré, Casterman 1977) l’ont conduit au coeur de littératures en jachère que nul universitaire ne fréquentait. Ainsi vit-on paraître un essai de philosophie canine sous forme de délicieuse “bande dessinée en prose” (Nous deux mon chien, Horay 1983) ou de sagesse bistrophilique (Les Compagnie des zincs, Ramsay, 1986 ; Seghers, 1991 ; Climats, 2000) ! Collaborateur des Cahiers Lautréamont et de Bizarre, il était destiné à s’interroger sur la magie de Raymond Roussel, ses fameux rails en mou de veau et autres vers joueurs de cithare… Et puisqu’en 1946 Jean Ferry destinait “Roussel au paradis”, visite au purgatoire.

Qu’est-ce qui justifie une nouvelle édition de votre biographie de Raymond Roussel ?
La première version a été publiée en 1972. Depuis j’ai ruminé. Cela fait vingt-cinq ans de lectures en plus, de relectures, d’idées. D’autre part, la Bibliothèque nationale a reçu en 1989 des cartons de déménagement déposés par une entreprise de garde-meubles. Ce don consistait en manuscrits inédits et on y a trouvé les états successifs de tout ce qu’a publié Roussel. Pour son premier roman en prose, les Impressions d’Afrique, on arrive à suivre tous les états successifs. C’est rarissime. Sur le plan biographique il y a les papiers de sa mère, de son frère, toute la correspondance qu’il a reçue, environ cinq cents lettres, une valise entière de photos… J’ai publié un volume de 400 pages où j’aurais pu en faire dix.
Face à cette masse de documents qu’elles ont été vos difficultés ?
La difficulté a été de faire vivre quelqu’un dont je connais maintenant beaucoup trop de choses. Je sais par exemple le nom de sa nourrice et j’ai sa photo. Je savais aussi par des gens de sa famille et par Michel Leiris qu’il avait été victime de chantages. J’ai pu en trouver des traces. On comprend que ce garçon multimillionnaire qui aurait pu se passer de service militaire par les relations de sa mère a été au contraire protégé par l’armée. C’est, comme on le sait, une grande famille… Mais il y a longtemps que j’ai perdu le contact avec cette entreprise.
Vous révélez également la “méthode” de Raymond Roussel
En fait, il utilise le calembour et plus précisément l’homophonie. Tout est double ou circulaire chez Roussel. Dès son premier roman en vers La Doublure. Ça peut sembler un jeu mais il l’emploie systématiquement dans toute son oeuvre…
Son oeuvre se génère elle-même ?
C’est un serpent qui se mord la queue. La Doublure forme une boucle, L’Étoile au front également. Le manuscrit d’un inédit intitulé “A la Havane” permet de s’apercevoir qu’il sort des Nouvelles impressions d’Afrique. Son oeuvre allait continuer.
Comment obtenait-il un tel détail de descriptions dans un livre comme La Vue ?
On a une surprise en voyant les manuscrits de La Vue. Ils donnent des précisions infinies au point qu’on se demande comment il a pu intégrer ça dans des alexandrins. Simplement, il commençait par aligner des rimes. Les rimes ont dicté des vers qui ont dicté la description. Le monde réel n’existe pas. Il n’a rien de décrit, c’est le monde qui s’est écrit. Ses paysages sont nés d’un système simple.
N’est-ce pas la marque d’une grande névrose ?
Il recourt à ça pour retrouver son équilibre. Comme chez Mallarmé, tout doit finir par un livre. Le monde de Roussel est un monde lisible. On doit tout lire, chaque lettre, chaque mot, chaque phrase.
C’est effrayant de constance !
Il ne peut pas arrêter. Lorsqu’il voyage en bateau il se réserve des moments pour descendre à terre. Le reste du temps il s’enferme dans sa cabine et il travaille. Au fond, je ne lui reprocherai qu’une chose, c’est d’avoir écrit son livre posthume Comment j’ai écrit certains de mes livres parce que tout le monde se rue là-dessus alors que c’est son oeuvre qu’il faut lire. Il dit lui-même qu’il y donne des recettes pour des écrivains futurs. Ce sont des recettes d’écriture, pas de lecture.
Ce livre ressemble plus aux tentatives théoriques d’Antoine Albalat ?
Tout à fait. Chose qu’avait notée Jarry : il est toujours dangereux d’écrire les théories avant les oeuvres. Il est beaucoup plus intéressant d’écrire les théories après. Il aurait dû écrire Comment je vais écrire certains de mes livres. Car il est évident qu’il découvre des procédés, des machines à fabriquer du texte en avançant d’une oeuvre à l’autre.
Quels sont les points communs de Lautréamont, Roussel, Allais, Willy ?
Leur point commun c’est que j’avais envie de lire leur biographie et que ces livres n’existaient pas. La seconde raison c’est qu’ils sont des poètes. Alphonse Allais est un très grand écrivain et l’on refuse de s’en apercevoir parce qu’il est humoriste. On peut être humoriste, romancier, poète, ce ne sont jamais que différentes branches de la littérature. Un autre point commun tient au mot qui est leur respiration. Willy m’a intéressé parce que plus je faisais de recherches, plus son nom apparaissait. On en disait énormément de mal. C’est vrai qu’il était un négrier.
Négrier au flair très sûr. Il a utilisé la plume de Jean de Tinan…
C’était un excellent rédacteur en chef. S’il n’avait pas fait de corrections sur les manuscrits de Colette, elle ne serait pas ce qu’elle est devenue. Il faisait des suppressions très astucieuses qui ont fait apparaître le style de Colette, il l’a fabriquée.
Dans vos recherches, comment procédez-vous ?
Je relis les oeuvres complètes pour y dénicher des informations biographiques… Pour Willy, ça a été très dur parce que tout n’est pas bon et puis il a fallu lire Colette. Ca me tombe des bras! Son style, c’est du sirop de groseilles, sirop d’orgeat avec des girandoles et des astragales. C’est ce qu’il y a eu de pire dans le déchet du symbolisme. De la mauvaise littérature.
Comment la distinguer de la bonne ?
En le disant simplement. Je dis que c’est de la mauvaise littérature. Je ne crois pas à la littérature qui se tire à plus de trois mille exemplaires. Il y a trois mille personnes qui aiment la littérature et qui ont le temps de lire. Depuis cinquante ans ce nombre n’a jamais augmenté.
Plus on connaît Allais ou Roussel, moins on en sait sur François Caradec.
Vous ne connaissez pas encore ma date de décès?
Et non, mais voici l’occasion de combler quelques lacunes : vous êtes né en 1924 à Quimper, et depuis?
Je suis d’une génération difficile, celle qui a eu seize ans en 1940 et vingt ans en 1944. J’ai passé ma jeunesse sous l’Occupation. J’ai été obligé d’abandonner mes études à un moment où on se faisait rafler trop facilement, je suis devenu typographe. Je me suis retrouvé déporté du travail dans un camp où j’ai réussi après un séjour d’un mois à Berlin à me faire rapatrier comme malade. Ce sont les choses impossibles qui sont faciles dans ces époques-là. J’ai voulu trouver du travail à la Libération mais on m’a demandé si j’étais libéré des obligations militaires, Alors je me suis engagé. Vous voyez, tout ça est parfaitement vulgaire. Vers 1945-1946, je suis redevenu typo et j’ai continué à fréquenter la librairie de Maurice Saillet, l’associé d’Adrienne Monnier, où j’ai connu Pascal Pia, Queneau, Leiris, Nadeau… et Peillet !
Vous avez dirigé la collection des “Classiques du rire” chez Garnier, quels autres éditeurs vous ont employé ?
Dunod, une maison très chouette où l’on pouvait vraiment apprendre son métier puisque les livres n’avaient aucun intérêt. Pour finir j’ai été directeur littéraire. Si c’est un titre. Auparavant j’ai été dans des services de fabrication, de publicité, de vente, j’ai fait du porte-à-porte, j’ai visité les libraires comme représentant, j’ai été emballeur. j’adore faire les paquets.
Vous avez dirigé d’autres collections ?
J’ai collaboré aux “Guides noirs” chez Tchou et dans la dernière maison où j’ai travaillé, Horay, des collections de guides. Avec Pierre Horay nous nous sommes amusés à faire des bandes dessinées, les Little Nemo notamment.
Vous n’avez jamais travaillé avec votre ami Éric Losfeld ?
Très curieusement non. J’ai collaboré avec Pauvert mais jamais avec Losfeld. A cette époque, il était rue du Cherche-Midi et à côté Chérel tenait un magasin d’antiquités et de curiosités, la Lanterne magique. Les éditeurs avaient pris l’habitude d’y faire des cocktails de lancement. Le boulot du père Chérel qui avait un petit bar d’un mètre de long consistait à planquer des bouteilles. Les cocktails avaient lieu le vendredi soir et on vidait ce qui restait le lendemain.
Votre rôle au sein de l’Oulipo et du Collège de ‘Pataphysique, vos relations avec Queneau et André Blavier dénoncent-ils votre goût de la mystification ?
Oui, j’ai été attiré par les pastiches et les canulars. J’ai cherché à comprendre comment ils fonctionnent ou tombent à l’eau. Aujourd’hui les gens ne savent plus les monter, ça ce voit tout de suite. J’ai beaucoup de respect pour Romain Gary. Son ouvrage posthume Vie et mort d’Emile Ajar est admirable.
À propos de pastiche, les éditions du Limon annoncent la parution de votre Catalogue d’autographes rares et curieux, de quoi s’agit-il ?
Je suis très amateur de catalogues de libraires de livres anciens et également de certains auteurs dont on sait qu’une lettre a disparu, ou un texte autographe. J’ai donc créé les pièces manquantes, des documents très intéressants !
Quel est votre statut au sein du Collège de Pataphysique ?
Je suis régent. A une époque, Jean Ferry avait souhaité que ma femme soit satrapesse, ce qui m’aurait permis d’être satrape-consort. Il estimait que cela manquait au Collège. Mais dans la hiérarchie il y avait des positions anti-féministes.
Quels sont les obligations du régent ?
La régence est un enseignement. Le régent doit enseigner une matière. A vrai dire, on devient régent parce qu’on a apporté quelque chose à la pataphysique. J’ai eu ainsi la régence de Colombophilie parce que j’ai écrit un livre sur le dessinateur Christophe (pseudonyme de Georges Colomb, NDLR), ensuite je suis devenu régent Toponome et Celtipète pour mes recherches sur Jarry et la Bretagne et même régent d’Alcoolisme éthique !
Comme Allais vous plaidez pour la vie drôle ?
Je ne suis pas un rigolo. Je suis un anxieux mais il n’y a aucune raison de prendre les choses au tragique. Au fond, je suis un écrivain manqué. J’aurais voulu être romancier mais je me rends compte que je n’aurais pas pu : il n’y avait pas d’inceste dans ma famille, je n’ai pas violé de petite fille, je n’ai pas été violé par une boulangère quand j’avais quinze ans. Vous voyez, j’ai manqué tout ça.
Vous vous sentez trop normal ?
Trop oui. Pendant la guerre, j’ai reçu les bombardements sur la figure à Lorient et quand ce n’était pas à Lorient c’était à Berlin… Et puis je crois que je ne peux pas écrire de roman parce que je ne peux pas vivre avec un personnage que je ne connais pas. Au fond, le premier livre sur Roussel je l’ai écrit pour voir le plus souvent Michel Leiris.
Dans La Compagnie des zincs, vous célébrez les bistrots, hauts-lieux de fraternité. Quelle est la genèse de ce livre ?
Je me suis aperçu dans les cafés que je devenais sourd d’une oreille. Alors j’ai voulu reconstituer des histoires de bistrot en m’astreignant à utiliser chaque fois une procédure de narration différente. Pendant longtemps j’ai été un grand pilier de zinc et j’étais très gêné. Vous savez, lorsqu’il y a dix personnes au zinc, ça fait vingt conversations! Une sorte de bouillie.
Vous avez dit à propos de Gabriel de Lautrec et Jean Goudezki “Je me suis pris pour eux d’affection et j’ai voulu vous la faire partager”. Cela reste votre programme ?
Bien sûr. Je lis beaucoup et quand un livre me plaît j’ai envie de le faire lire. Il y a un livre de Louis Dumur qui a tellement voyagé que je ne sais plus où il est : Un coco de génie, best-seller 1900 dont parle Léautaud dans son journal. Mais rien à faire, personne n’en veut. Peut-être parce que certains livres sont trop subtils et qu’ils réclament une lecture lente. On a perdu l’habitude de lire doucement. On roule plus vite en série noire.

Propos recueillis par Éric Dussert
(Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997).
Cet entretien ne peut être reproduit sans autorisation.

On trouve des hommages à François Caradec sur le blog de Fornax et Livrenblog.

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