Plume à vendre (1873)

plumeplumeplomb.jpg (Cl. C. Naya, circa 1865)



Plume à vendre

Avez-vous assisté dans le temple des ventes
Aux longs enivrement s des enchères ardentes ?
Les meubles remués, les cris et le marteau
Frappant comme un tambour le faîte du bureau,
Do bruits assourdissants font retentir les salles ;
On dirait les éclats d’un millier de cymbales.
Cependant je ne sais quel attrait singulier
Vous saisit aussitôt qu’au bas do l’escalier
Vous avez entendu l’annonce formidable
Que le courtier mugit du sommet de la table.
Serait-ce le besoin de noyer dans le bruit
Quelque pesant penser qui sans trêve nous suit ?
Ou serait-ce plutôt cette pente secrète
Qui nous pousse a chercher une porte discrète
D’où l’on puisse d’autrui saisir à l’imprévu
Les espoirs, les regrets !… Surtout sans être vu,
Tant, de désirs jaloux, notre urne est asservie,
Dans ces bahuts épars on veut lire la vie
De ceux que la fortune un matin a trompés,
De nos bonheurs perdus tous ces objets trempés
Laissent suinter encore ou le rire ou les larmes ;
Des athlètes vaincus ce sont les mornes armes.
C’est la que la splendeur éteint ses derniers feux!
Qu’on ait été duchesse ou banquier amoureux.
C’est là que les plaisirs exposent leurs défroques ;
Souvenirs éternels, sentimentales loques !
C’est là que les marchands chéris des usuriers
Viennent de la misère explorer les sentiers !
C’est là que l’honnête homme oublié de la chance
Voit mourir à ses pieds sa dernière espérance.
Un jour que je passais près du temple Drouot,
Je gravis malgré moi les marches du tripot,
Emporté par ces cris : A vendre ! Plume à vendre !
Du désir de savoir je ne sus me défendre !
Au moment où j’entrais, un monsieur à lorgnon,
Fit : — « Voyons votre plume, est-elle bonne ou non ? »
— « Passez, dit le crieur, le manche est en ivoire ;
« La plume a tant servi qu’elle en est toute noire.
« Mais elle est en platine, un excellent métal
« Pour ne jamais faiblir sur le dos d’un journal.
« Comme un bec de vautour elle mord et déchire
« Celui qu’elle a choisi pour objet de son rire.
« Vermorel le sut bien, lui qui vous immolait
« En usant de ma plume ainsi que d’un stylet.
« Si contre l’ennemi sa pointe est effilée,
« Si contre sa victime, avec rage étranglée,
« Elle sait vaillamment porter de rudes coups,
« Elle sait encor mieux se traîner à genoux.
« Quand la main qui la guide est une main habile,
« Comme un vieux courtisan elle est souple et docile ;
« Pendant dix ans et plus les caves du Pouvoir,
« Pour éteindre sa soif furent son abreuvoir.
« Mais rusé diplomate, aussitôt que l’Empire
« Sous un dernier frisson piteusement expire,
« Elle plante son nid aux pieds de Cyclopas,
« Et sa jeune ferveur, pour goûter ses repas*
« Courbe humblement le bec, sans lui faire la moue.
« Avec grâce elle sait se vautrer dans la boue.
« A tout elle se prête et ne sait pas rougir,
« Quand elle est bien gorgée elle no sait qu’agir.
« Fréron le fit comprendre autrefois à Prud’homme ;
« Ma plume, c’est un phare où resplendit un Homme.
« Nourrissez-la de lard, d’or ou bien d’alcool,
« Ses rayons au lointain embraseront le sol !
« Jamais vous n’aurez mieux pour un bon journaliste.
« Si je perdais mon temps à réciter la liste
« De tous les gazetiers qui l’ont eue à la main,
« Vous seriez encor là pour m’écouter demain !
« Les uns sont devenus chefs d’une préfecture :
« Est-il plus humbles fronts dans toute la nature ?
« D’autres furent faits pairs, chambellans, sénateurs
« Certains dans la Commune ont été dictateurs.
« Les moins heureux enfin vont à l’Académie
« Prouver que de tout temps la belle fut l’amie
« Des prudents, des malins !… Les Dangeaux, les Conrarts
« Rien qu’à nourrir ma plume, obtinrent des égards.
« De l’immortel Aignan, l’immortelle faconde
« Sut faire couronner la tête si féconde.
« Je ne connais personne, aussi niais qu’il soit,
« Qui n’ait fait son chemin avec elle à son doigt.
« Ne l’assimilez pas à cette plume bête
« Qui mène à l’hôpital l’insouciant poète. »
Le crieur achevait, et pendant son discours
Les enchères montaient, montaient, montaient toujours.
— « A dix francs, trente, cent, nous dépasserons mille,
« A toi mon vieux là-bas, à toi mon bon Zoïle !
« Cette plume pourtant, dis-moi, te convient bien ?
« Mille, on a dit deux mille, allons, cela n’est rien !
« Trois, quatre, cinq, huit, dix, à dix mille ma plume,
« Douze, seize, dix-neuf, bravo ! l’enchère fume !
« Vingt, trente, trente-sept, trente-huit, trente-neuf,
« Poussez, poussez toujours ! Cette plume est un oeuf,
« Je vous l’ai déjà dit, qui contient la fortune.
« Examinez-la bien, elle n’est pas commune,
« On a dit quatre-vingts, bien nous touchons à cent.
« Qui donc a dit cent mille ? » Et d’un tudesque accent,
Un monsieur habillé tout de noir, à la porte,
Cria : — « Moi j’ai dit cent; donnez que je l’emporte. »
Le crieur ajouta, visiblement fâché ;
— « Courage, je n’ai pas rien encore lâché ;
« Laisserez-vous partir une plume française ?
« Poussez, poussez toujours, qu’on la voie à son aise,
« A cent mille ma plume ! on a dit à cent un ?
« Non ? une ! deux ! trois fois ! Au descendant du Hun
« Adjugée !… » Aussitôt je m’en fuis, je l’avoue,
Tête basse et le feu me dévorant la joue,
Ému, je dis : — « Qui donc a poussé jusqu’à cent ? »
— « Parbleu ! mais c’est Arnim, répondit un passant. »

3 octobre 1873

Théodore Vibert Rimes d’un vrai libre-penseur. - Paris, E. Leroux, 1876, pp. 24-28.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page