Stevenson et Flaubert : Un parallèle à vérifier (Théo Varlet, 1927)

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Un récent billet de Livrenblog nous a remis en mémoire certaine coupure qui dormait, plombée, en nos soutes.
Pour l’avoir lu avec plaisir naguère, il nous a paru du dernier urgent de rendre à Théo Varlet, à Flaubert et à Stevenson, ainsi qu’à René Dumesnil — lequel signalait dans Les Marges (n° 159-160, sept.-oct. 1927) l’article de Théo Varlet —, leurs fastes et leur gloire.



Stevenson et Flaubert : un parallèle à vérifier



Robert-Louis Stevenson — Gustave Flaubert. Un tel rapprochement, pour qui peut lire dans le texte l’un et l’autre écrivain, n’a certes rien de paradoxal, et il s’est rencontré sous la plume d’un ou deux critiques ; mais personne encore n’a insisté sur le parallèle. Jusqu’à ces toutes dernières années, du reste, le public français n’eût pas été à même d’en vérifier l’exactitude (1). Les traducteurs, en effet, loin de voir dans Stevenson un classique, ne s’attachaient guère qu’à ses romans d’aventures (l’Ile au Trésor, la Flèche noire, le Naufrageur, Prince Otto, le Docteur Jekyll…) et négligeaient à peu près totalement de faire passer dans leurs versions les beautés d’une langue originale et colorée, précise et ferme, élégante et harmonieuse, — toutes qualités plus rares encore chez les Anglais que chez nous.
Lorsque sera comblée cette lacune, lorsque les principales œuvres de Stevenson auront été traduites de façon moins approximative, les anglicisants ne seront plus seuls à retrouver chez lui une pureté de style et un souci de la perfection l’une et l’autre dignes de Flaubert. Tout comme dans la Correspondance de ce dernier, on verra dans les Lettres de Vailima (et dans l’Art d’écrire, dans Causeries), un retour qui hait l’à-peu-près, qui s’acharne à la poursuite du mot juste, de la forme « nécessaire », et qui récrira, s’il le faut, non pas seulement une phrase ou un chapitre, mais tout un roman — de fond en comble et jusqu’à des trois et quatre fois — pour leur imposer à force de labeur ce style « définitif », si simple et naturel qu’on le dirait né du premier jet.
Le parallèle s’imposera donc aux Plutarques littéraires, qui le justifieront à leur gré par des citations puisées dans les romans (Catriona, Saint-Ives, le Reflux…) ou dans tels essais (A travers les Plaines, les Squatters de Silverado…) Mais, sans vouloir ici empiéter sur leur tâche, on peut noter en un bref raccourci l’intérêt qu’elle offrira, poussée plus loin, à quiconque aime les nuances et la « variété dans l’unité ».
Car, cette similitude établie, fondamentale, de deux classiques jumelés par une égale hantise de la perfection littéraire, des différences accessoires se révèlent, entre eux, qui vont presque jusqu’à l’antithèse.
Dès le choix des sujets, l’opposition se dessine. — « Yvetot vaut Constantinople », déclare le Normand. Et comme Constantinople le séduirait… avec une abnégation rageuse, afin de vaincre une difficulté de plus et d’augmenter ses mérites, il s’attelle à des sujets ingrats. Les « bourgeoise » contemporains l’horripilent ? Tant mieux ! il les disséquera ; et son romantisme, impitoyablement comprimé, ne se fera jour que de temps à autre, en de fulgurantes réactions par des Salammbô, des Tentation, des Hérodias… L’Ecossais, au contraire, n’écoute que ses sympathies, et pas une seule fois il ne leur fait violence. Le milieu moderne — l’Age d’Acier — lui est hostile ? Eh bien ! il n’en parlera pas — ou si peu ! La mer aventureuse, les montagnes du Highland, recèlent encore assez de romanesque pour que son génie puisse librement s’y ébattre ; et même, par une sorte de complicité, les forces mystérieuses qui mènent les destinées l’enverront de l’autre côté de la Terre, boire à longs traits le pittoresque de la vie primitive, chez les doux cannibales des Mers du Sud.
On se souvient du blâme infligé à l’auteur de Madame Bovary, par Hugues Rebell. Ce superbe et agressif partisan des réalisations païennes jetait les hauts cris de ce que Flaubert, après son voyage en Egypte et son raid documentaire sur Carthage, eût clos la période héroïque, et, riche, en bonne santé, indépendant, malgré ses désirs d’effrénés vagabondages, se fût contraint à ne plus quitter le pavillon du bord de l’eau. — Rebell eût certainement applaudi à la conduite bien différente de Stevenson. Valétudinaire, il n’en satisfait que mieux les goûts bohèmes de sa jeunesse. A la recherche d’un climat favorable, il émigre de Davos à Montpellier, d’Hyères à Bournemouth ; il passe en Amérique, et la Californie, les Adirondacks, ne lui rendent la santé, pas plus qu’ils n’apaisent sa passion errabonde. Condamné par les médecins, il tente la suprême chance d’une croisière, qui renouvelle sa vie. Avec sa femme (car lui s’est marié, à l’inverse du farouche célibataire de Croisset), il parcourt le Pacifique, visite les édens polynésiens — atolls de corail, palmes que berce l’alizé, indigènes aux mœurs primitives ; — il s’énamoure de ces cieux nouveaux, et l’odyssée prend fin à Samoa, où il s’établit sans esprit de retour. C’est là que durant cinq années encore il écrit ses meilleures œuvres ; c’est là qu’il connaît la gloire — car l’Amérique et la Grande-Bretagne ont les yeux sur l’exilé volontaire, sacré « grand romancier populaire » ; — c’est là qu’il vit selon ses goûts, et meurt, entouré de sa famille, aimé et admiré des indigènes comme une sorte de demi-dieu…
En traitant ce parallèle, à peine ébauché ici, un critique futur décidera qui l’emporte, des deux héros littéraires ; « Stevenson a peut-être gaspillé bien des heures précieuses à « vivre sa vie » et à jouer les bons tyrans avec ses « sujets » basanés ; Flaubert est peut-être plus grand et plus puissant, de s’être refusé toute satisfaction voyageuse pour se mieux consacrer au labeur du style ? — Oui, peut-être. Mais aussi bien loin qu’aient matériellement divergé les deux existences, on retrouve jusqu’au bout, de part et d’autre, l’élément capital qui maintient le parallélisme, sur un plan supérieur. L’ermite de Croisset, fulminant contre la bêtise humaine qui l’entoure et rêvant de départs au bruit des marteaux de calfats sur l’autre rive la Seine — tout comme l’exilé de Vailima bénissant le destin qui l’a mené dans une idéale patrie, sous la Croix du Sud — l’un et l’autre ont fait de leur art le but suprême de leurs efforts, la raison d’être de toute leur vie. Et, n’eût-on à invoquer d’autres ressemblance, la préoccupation est assez rare dans l’histoire littéraire pour créer à elle seule une fraternité spirituelle entre les deux écrivains.



Théo Varlet



(1) C’est en 1920 seulement que le chef-d’œuvre de Stevenson, le Maître de Ballantrae, a paru en français.

Vient de paraître, mai 1927. .

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