Nécrologie de Flor O'Squarr père (1890)

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La presse parisienne n’a pas fait assez de frais pour la mémoire de ce brave Flor O’Squarr, qui vient de tomber sur le champ de bataille de Spa. Flor O’Squarr était un de mes plus vieux et de mes meilleurs camarades.
Ce que j’aimais le mieux, à Bruxelles, c’étaient l’hôtel de ville, Sainte-Gudule, la porte de Hall et Flor O’Squarr ; je ne comprends pas Bruxelles sans mon pauvre Flor. Tout jeune, il se répandait à outrance dans les journaux et dans les revues belges, où il a publié des nouvelles et de petits romans pleins de fantaisie et d’originalité. A Paris, il a collaboré à vingt journaux, acceptant toutes les besognes et les menant toujours à bonne fin. C’était un vrai journaliste, un travailleur infatigable et un homme d’esprit à jet continu. Chroniques, échos de Paris, courriers des tribunaux, il a mené de front tous les genres et n’était inférieur dans aucun. Il a collaboré au Figaro, à la Liberté, à la Cloche, avec Louis Ulbach, au Voltaire, que sais-je ?
Serviable au possible, sous une apparence parfois un peu rude, Flor n’avait que des amis. Sa mort me met un crêpe au coeur. Que ferai-je, désormais, sur le boulevard Anspach ? De tant de lignes, de tant d’articles, de tant de choses charmantes tombées de la plume de ce brillant improvisateur, que restera-t-il ? Et on parle de la gloire passagère des comédiens ! Demandez à l’ombre d’Emile de Girardin ce que pense le fondateur de la presse à bon marché de la gloire des journalistes !
Dans un petit journal, disparu depuis longtemps, Til Ulespiegèle, Flor avait raconté la légende de La Guerliche.
La Guerliche, type populaire flamand, est une des personnifications de l’esprit qui court les rues. Goguenard, sentencieux, il parle par paraboles et par proverbes. Un jour, le roi des Pays-Bas vient visiter les Flandres. Il avise dans une promenade la plus belle ferme et le plus beau moulin qu’il ait jamais vus.
- A qui ce moulin ? demande-t-il.
- Au meunier La Guerliche, sire.
- Au mayeur Sans-Souci.
- Sans-Souci ! s’écrie le roi, voilà un gaillard qui est plus heureux que moi. Qu’on aille lui annoncer que je l’attends demain pour lui poser trois questions : 1° Ce que pèse la lune ; 2° ce que vaut son roi ; 3° Ce que je pense. S’il répond de travers, il sera pendu.
Sans-Souci se désole, mais La Guerliche s’offre à le remplacer à la condition que le mayeur renoncera à la main de Trinette, qu’ils aiment tous deux.
La Guerliche se présente devant le roi.
- Eh bien ! lui demande le monarque, sais-tu ce que pèse la lune ?
- Oui, sire, elle pèse une livre.
- Et sur quoi bases-tu ton opinion ?
- Sur ce qu’elle a quatre quarts.
- C’est juste, fait le roi. Et dis-moi, maintenant, combien m’estimes-tu ?
- Vingt-neuf deniers.
- Comment, drôle, tu oses ?
- Dame ! sire, puisque notre seigneur Jésus-Christ a été vendu pour trente deniers, je dois, en bon chrétien, vous placer un peu au-dessous.
- Très bien, dit le roi. Peux-tu me dire aussi ce que je pense ?
- Parfaitement. Vous pensez que je suis Sans-Souci.
- Oui.
- Eh bien ! Je suis La Guerliche !
- Je te prends pour premier ministre ! s’écrire le roi enthousiasmé.
Flor était bien un peu cousin de ce malin La Guerliche, mais le roi Léopold n’a jamais songé à lui.


Aurélien Scholl



Le Matin, n° 2376, 28 août 1890, p. 1, c. 2.

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