L'article de la mort

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L'article de la mort



Physiologie d'un enterrement


I.

M. Durand, riche propriétaire des environs de Strasbourg, veuf et père d'une fille unique âgée de seize ans, l'a conduite à Paris pour l'initier aux merveilles de ce bazar du monde (style strasbourgeois), et en même temps pour consulter nos médecins les plus célèbres sur une maladie noire qui la mine depuis plusieurs mois.
Nos voyageurs se sont fait accompagner par leur servante, Joséphine, cordon-bleu alsacien, très versé dans l'art de confectionner la choucroute, mais peu familiarisé avec la langue française.
Jaloux d'habiter une résidence plus confortable que ne le sont généralement les logements d'hôtels garnis, ils ont trouvé, à l'aide des Petite-Affiches, cette providence, en papier gris, des provinciaux dans l'embarras, un appartement bien meublé, que les locataires, habitués à quitter Paris pendant la belle saison, ont recommandé de ne louer qu'à des gens très comme il faut (style parisien).

II.

L'air de Paris, peu favorable, même à ses habitants, est souvent funeste aux provinciaux, et surtout aux campagnards qui le respirent pour la première fois. Depuis six semaines, la mauvaise santé de Nelly n'a fait qu'empirer.
Cependant, les princes de la science (style des cours d'assises ) ont été consultés à grands frais.
Ils se sont trouvés d'accord sur un point, l'existence de la maladie ; mais ils ont différé d'avis sur son origine et sur la nature du traitement qu'il convenait d'employer. L'un a conseillé l'usage des boissons rafraîchissantes, l'autre l'abus des phlogistiques ; celui-ci a prescrit la diète et l'eau tiède ; celui-là n'a vu de salut que dans les viandes noires et le vin de Bordeaux. La pauvre jeune fille, qui avait résisté tant bien que mal jusqu'alors à la timide expérimentation d'un modeste officier de santé provincial, n'a pu tenir ] longtemps contre le savoir-faire de quatre des plus gros bonnets de la faculté de Paris, tous I d'opinions différentes, mais tous également infaillibles.

III.

A l'exemple des rats qui désertent l'édifice menacé d'une ruine prochaine, les illustres docteurs ont fui devant l'imminence du résultat qu'ils n'ont pas su conjurer.
C'en est fait : leur sinistre prévision s'est réalisée. Nelly vient de rendre le dernier soupir entre les bras de son père. Le désespoir de M. Durand, comprimé pendant une agonie de quarante-huit heures, éclate avec force. Le malheureux vieillard se tord dans les convulsions d'une fièvre brûlante ; de sourds gémissements, des paroles sans suite s'échappent de sa bouche. Mais, bientôt épuisé par la violence de cette crise, il tombe lourdement sur le parquet comme un homme appesanti par l'ivresse où subitement frappé d'apoplexie.
Joséphine, restée seule entre un cadavre et un mourant, fait retentir la maison de ses cris. Quelques voisins accourent, attirés, les uns, par une insouciante curiosité, les autres, par une généreuse compassion. Ceux-ci aident la servante à transporter M. Durand sur son lit, puis, après avoir abaissé les paupières de la morte sur ses yeux éteints, et recouvert d'un drap sa figure livide et glacée, ils se chargent de faire, à la mairie de l'arrondissement, la déclaration exigée en pareille circonstance.

IV.

La nuit est venue. Un médecin du quartier a déclaré que le sommeil léthargique de M. Durand serait vraisemblablement très salutaire, après tant d'émotions et d'insomnies. Joséphine veillera au chevet de la morte ; mais elle ne veillera pas seule : elle aurait trop peur des revenants. Un domestique de la maison consent généreusement à partager cette pieuse, mais triste corvée.
Deux bougies brûlent en guise de cierges sur une table où s'étend un crucifix. La servante, agenouillée, marmotte des prières. Oscar, nonchalamment plongé dans un fauteuil a la Voltaire, lit un roman de M. Paul de Kock : un sourire de béatitude est stéréotypé sur ses lèvres.
Dix heures sonnent; Joséphine est au bout de son répertoire ; Oscar a dévoré jusqu'à la dernière ligne le volume, beaucoup trop court à son gré. Il fouille à sa poche, en tire un paquet de tabac et une pipe qu'il bourre avec précautions ; puis, se tournant vers la servante :

— Ditës donc, l'Alsacienne, comment vous appelle-t-on ?

— Mam'zelle Chaussefine.

— Eh bien ! mam'zelle Chaussefine, la pipe vous incommode-t-elle ?

— la.

— Pas possible ! je croyais que votre maître avait l'habitude de fumer ?

— la.

— Alors, je ne vois pas pourquoi je m'en priverais.

— la... ia... vous pouvoir fumer.

— A la bonne heure ! (A part :) L'Alsacienne bat la breloque.

Oscar allume sa pipe, la savoure lentement et paraît plongé dans une douce extase en contemplant Joséphine, qui se tient devant lui rougissante et les yeux modestement baissés.
Après un silence de vingt minutes, Oscar se redresse à demi, pose sa pipe à côté du crucifix, et, levant le coude comme s'il portait un verre à sa bouche.

— L'Alsacienne, est-ce qu'il n'y a rien à boire ici ?

— la.

Joséphine va chercher une carafe, un verre et du sucre.

— De quoi ! du sirop de canards !... Allons donc !...

— la.

— Bon ! elle ne me comprend pas. Il faut que je lui parle sa langue nationale : Schkick ! schnack ! rhum ! rhac ! schnick.

— Ia !, ia...

Joséphine prend deux bouteilles, dont une vide qu'elle montre en disant : « Schnick ».

Oscar, qui saisit parfaitement le sens de cette démonstration, fait une légère grimace, s'empare de l'autre bouteille et demande par signe à la servante un tire-bouchon et un second verre. Elle obéit et apporte, en outre, un paquet de biscuits. L'étroite table est encombrée : Oscar, pour faire de la place, enlève sa pipe et la dépose sur un coin de la cheminée ; le crucifix ne tarde pas à suivre la pipe.

— Ah çà ! l'Alsacienne, est-ce que dans votre pays on à l'habitude-de rester sur une seule jambe ?

Joséphine prononce son éternel monosyllabe en signe d'inintelligence. Oscar lui indique, en éloignant les deux bouteilles avec un geste méprisant, qu'il a horreur du vide. Le buffet est mis une seconde fois à contribution.

V.

Il est huit heures du matin... On sonne vivement à la porte. Un monsieur, noir des pieds à la tête, visage compris, se présente la canne à la main et le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux.

— Je suis le médecin des morts.

— la, mein heer.

Il suit la servante dans la chambre mortuaire, soulève le drap, découvre le corps et se livre à un examen prolongé.

— De quoi est-elle morte ?

Oscar, qui s'est éveillé au bruit de la sonnette, dit : « Je n'en sais rien. »

— Vous n'êtes donc pas de la maison ?

— Je suis un voisin.

— Où sont les parents ?

— Le père est malade.

— C'est bien extraordinaire !

— Ce n'est pas sa faute.

— Je ne puis pourtant pas donner mon visa sans savoir la nature et la durée de la maladie. Faites venir le père.

— Je vous répète qu'il est très souffrant et incapable de se lever.

— Alors, conduisez-moi dans sa chambre.

— Il ne veut voir personne.

— Dites-lui que c'est le médecin des morts.

— Merci de la visite.

VI.

M. Durand, averti, s'est habillé à la hâte malgré la fièvre qui le torture.

— Vous êtes le père de la-demoiselle ?

— Hélas ! oui, Monsieur.

— Calmez-vous, que diable! nous sommes tous mortels.

— Une fille unique, Monsieur ! ma seule joie ! ma seule consolation !

— Nous disons qu'elle est morte de...

— D'une phthisie laryngée. Pauvre ange !

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'était inévitable. Par qui a-t-elle été soignée ?

— Par MM. A. B. C. et D.

— Excellents médecins ! j'ai visité beaucoup de leurs clients. La maladie a été longue ?

— Six semaines, six siècles entre la vie et la mort ! Ma pauvre fille !

— C'est bien. Je signerai le bon à enlever. Vous pouvez la faire enterrer aujourd'hui.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux !...

— Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer.

VII.

— Monsieur Durand, s'il vous plaît ?

— C'est moi, Monsieur. Que me voulez-vous ?

— Pardon, Monsieur, si je prends la liberté de vous déranger dans un moment aussi solennel, mais vous devez avoir besoin de consolations, et je...

— Hélas ! Monsieur, il n'en est pas pour moi ; j'ai tout perdu !

— Permettez !... vous me faites l'effet d'un bon père: je suis sûr que vous auriez donné gros pour conserver mademoiselle votre fille.

— J'aurais donné jusqu'à la dernière goutte de mon sang !

— Ah ! Monsieur, je comprends ce sentiment aussi ai-je pensé que vous seriez flatté de sauver de la destruction ce qui reste de votre chère fille. C'est si naturel...

— En vérité, Monsieur, je ne sais ce que vous voulez me dire, et je vous prierais de m'apprendre d'abord qui vous êtes.

— Un riche capitaliste pour vous servir.

— Merci, je n'ai pas besoin de capitaux.

— Aussi n'est-ce pas de cela qu'il s'agit. Figurez-vous que je me suis associé pour une somme considérable, uniquement dans l'intérêt de l'art et pour le bien de mes concitoyens, à l'exploitation d'un nouveau système d'embaumement qui enfonce complètement le procédé Gannal. La supériorité de notre méthode est généralement reconnue : nous avons enlevé le mois dernier à notre rival un évêque et deux pairs de France.

— Eh ! Monsieur, que m'importe !

— Vous ne trouverez pas aussi bon marché ailleurs, car nous tenons par-dessus tout à satisfaire le public et à étendre le cercle de nos opérations.

— Assez, Monsieur, assez !

—Vous êtes de la province, Monsieur Durand, et, comme tel, peu au fait des roueries de certains industriels. Prenez garde de tomber entre les mains d'empiriques qui vous gâteront mademoiselle votre fille. Je ne vous dis que cela.

— Et moi, Monsieur, je vous dis que ni vous ni vos pareils ne lui toucheront un cheveu de la tête !

— Faites vos réflexions. Monsieur, ma dignité ne me permet pas d'insister davantage; mais puissiez-vous ne pas regretter plus tard votre aveuglement et vos préjugés. Décidément les provinciaux sont encore bien arriérés !

VIII.

— C'est à Monsieur Durand que j'ai l'honneur de parler ?

— Oui, Monsieur.

— Je viens pour m'entendre avec Monsieur relativement au convoi de mademoiselle sa fille.

— Eh ! Monsieur, ne pouvez-vous régler cela vous-même ? Vous devez comprendre que ces détails seraient un supplice pour moi.

— Très bien ! si Monsieur veut se fier à mon zèle, nous lui ferons quelque chose de gentil, dans le grand style; mais encore faut-il savoir le prix que Monsieur veut y mettre.

— Mon Dieu ! que cela ne vous inquiète pas.

— Parfait ! mais pourtant il est bon que je sache... car enfin, nous avons neuf classes différentes, depuis vingt francs jusqu'à dix mille francs : il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses.

— Faites les choses convenablement, c'est tout ce que je demande.

— Convenablement !... voilà un mot bien élastique ! J'aimerais mieux que nous fixassions un maximum.

— Vous devez comprendre que, dans un pareil moment, je n'ai pas la tète à moi. Abrégeons, je vous en supplie.

— Si nous prenions un chiffre approximatif de deux mille francs...

— Soit !...

— Dans ces prix-là nous aurons quelque chose de soigné, un convoi de troisième classe, Monsieur sera content.

— Mais, Monsieur, encore une fois !...

— Suffit; quand je vous dis que vous serez content, vous pouvez me croire sur parole.

IX.

— Monsieur, je viens d'apprendre le malheur qui vous a frappé; croyez que je me mets bien à votre place.

— C'est trop de bonté, Monsieur !

— Moi aussi, Monsieur, je suis père de famille, d'une intéressante famille : j'ai une fille qui sera bientôt en âge d'être mariée...

— Vous êtes bien heureux !

— C'est pour vous dire, Monsieur, que je mérite à tous égards la préférence sur mes rivaux.

—- Que voulez-vous ?

— Je suis marbrier, Monsieur, marbrier sculpteur. J'exécute les tombes, colonnes, urnes funéraires, enfin, tout ce qui concerne mon état, sur les dessins des meilleurs maîtres et aux prix les plus modérés.

— Laissons cela, Monsieur !

— Permettez, veuillez seulement jeter les yeux sur cet album, je suis sûr que vous aurez bientôt fixé votre choix. Si vous" voulez l'inscription en lettres d'or, j'ai un doreur qui fait les choses, en conscience, un brave garçon qui a besoin de vivre et que je vous recommande.

— Mais, Monsieur, qui vous demande tout cela ?

— Auriez-vous l'intention de ne pas consacrer un monument, pas même une simple pierre tumulaire à votre pauvre enfant ? Non, c'est impossible, je lis sur votre visage la bonté de votre âme, vous ne voudriez pas, pour une misérable question d'argent, vous refuser la satisfaction d'embellir la dernière demeure de celle qui fut votre fille. J'ai des entrailles de père, moi aussi, je vous comprends, mon cher Monsieur.

— S'il en est ainsi, veuillez me laisser en repos, je ne puis ni ne veux vous entendre en ce moment.

— En ce moment ?... très bien; je reviendrai dans trois, dans cinq jours, dans huit jours, si vous le préférez.

— En vérité !...

— Au revoir donc, mon cher Monsieur, mais n'oubliez pas que j'ai votre promesse.

— Je ne vous ai rien promis.

— Suffit; je m'entends. Un galant homme n'a qu'une parole.

X.

— Ah ! Monsieur Durand, quel affreux malheur !...

— Puis-je savoir, Monsieur...

— Une fille si jeune, à qui l'avenir semblait sourire!... Quelle horrible fatalité !

— Quoi, Monsieur ! vous aussi vous auriez perdu votre fille ?...

— Il y a vingt ans que j'ai tout perdu, Monsieur.

— Alors, je ne puis m'expliquer...

— Je pleure sur vous, pauvre père que le ciel éprouve si cruellement.

— Pardon, Monsieur, j'ignore à qui j'ai l'honneur de...

— Qui je suis, Monsieur ! je suis l'ami des malheureux, le vôtre. Je n'offre pas des consolations à ceux qui souffrent ; il est des chagrins; qui. ne veulent pas être consolés. Je m'afflige avec les affligés, je pleure avec eux, je pleure pour eux.

— Vous êtes bien bon;mais...

— Eh ! mon Dieu, ne sommes-nous pas ici-bas pour nous aider les uns les autres ? J'ai besoin de vivre, je ne demande pas mieux que de partager avec ceux qui possèdent plus que moi. En revanche, j'ai des larmes au service de toutes les infortunes.

— Enfin, Monsieur, quel est le but de votre visite ?

— Vous ne le devinez pas ? J'arrive au fait. Vous êtes provincial, Monsieur Durand ?

— Qui a pu vous le dire ?

— Oh ! rien de plus simple. Il y a dans Paris cinq ou six mille personnes qui vivent de la mort, sans compter les médecins. Ces personnes sont continuellement à l'affût des actes de décès qu'on dresse chaque jour dans les mairies des douze arrondissements. Voilà, comment j'ai su qui vous étiez et connu le malheur qui vous a frappé.

— Eh bien ! que voulez-vous de moi ?

— Rien, Monsieur, rien ; je viens au contraire me mettre à votre disposition.

— A quel titre ?

— En qualité de provincial, vous avez peu d'amis à Paris.

— Je n'y connais personne.

— Très bien ! vous jugez de l'embarras de votre position pour faire enterrer convenablement mademoiselle votre fille.

— Votre démarche est inutile; j'ai pourvu à cette difficulté.

— Un convoi de troisième classe : j'ai appris cela aussi à la mairie. Mais ce ne n'est pas tout.

— Comment ?

— Vous avez quatre voitures de deuil : c'est exigé par le tarif de la troisième classe. Avec quoi les remplirez-vous ? Le clergé occupera la première; mais lés autres ?

— Pour Dieu, Monsieur, laissez-moi en repos ; les autres resteront vides.

— C'est impossible ! ce serait trop humiliant. Et que voudriez-vous qu'on pensât dans la foule d'une jeune fille que personne n'accompagne à sa dernière demeure ? Les passants, qui ne jugent que sur les apparences, verraient dans cet isolement un abandon flétrissant pour sa mémoire.

— Que faut-il donc faire ?

— Je puis vous tirer de là très facilement. J'ai sous la main une vingtaine de personnes douées d'un physique respectable et parfaitement bien vêtues. J'en forme un cortège et je conduis le deuil. Mes i amis et moi nous agissons ainsi par pure obligeance. Cependant, quand on tient absolument à reconnaître nos services, le prix ordinaire est de dix francs par homme ; je compte double en qualité de chef. Les décorés se paient cinq francs de plus ; ils le sont tous, sauf trois qui, en revanche, ont des cheveux blancs. Bien des gens préfèrent les cheveux blancs à là décoration.

— Ah ! Monsieur, vous abusez cruellement de ma patience ! Comment avez-vous le courage de venir troubler la légitime douleur d'un père pour lui débiter de pareilles sornettes ? J'ai besoin d'être seul, veuillez vous retirer.

— Si vous le prenez sur ce ton...

— Sortez, vous dis-je, ou je ne serais plus maître de moi.

— Soit ! je n'ai pas pour habitude de me mêler des affaires des gens malgré eux. Enterrez donc votre fille tout seul et Comme il vous plaira. Il sera joli votre convoi ! Je vous en fais mon compliment.

— Misérable !

XL

La porte cochère de la maison mortuaire est tendue de blanc. Un drap de velours galonné en argent et descendant jusqu'à terre couvre le cercueil élevé sur une double estrade, autour de laquelle douze cierges projettent une lueur terne et vacillante. Le rideau de la fenêtre d'un estaminet situé en face se soulève de temps en temps, et laisse apercevoir deux hommes vêtus de gris, attablés devant Un bol de vin chaud.

1er Croque-mort. — Maudit billard ! j'en ai pour mes deux ronds; sans compter les frais.

2e Croque-morl. — Veux-tu la revanche ?

— Nous n'aurions jamais fini : il est près de trois heures.

— Excusez ! le départ était indiqué pour une heure et demie. Je n'aurai que le temps de me déshabiller en sortant du cimetière et de courir à l'Opéra-Comique, où je figure en premier.

— A-t-on de là peine, à gagner sa chienne de Vie !

— Allons ! à ta santé, et sans rancune.

- Parbleu ! je m'en bats l'oeil, c'est le bourgeois qui paiera. On m'a dit que c'était un provincial ; je lui demanderai le pour-boire.

— Prends garde à toi, tu sais bien que le préfet de police n'entend pas la plaisanterie. Tu te feras mettre à pied.

— Bast ! le bourgeois ne doit pas connaître l'ordonnance. Je lui coulerai ça en douceur.

— Il paraît que la jeune personne était une fille unique, et qu'il y aurait eu gras pour elle.

— C'est tout de même fichant de mourir à cet âge-là !

— Allons donc ! est-ce qu'il ne faut pas que tout le monde vive ? La semaine n'a rien donné. On voit bien que les médecins sont à la campagne.

— Tiens ! voilà le corbillard.

— Qui est-ce qui le conduit ?

— C'est le père Georges, Monsieur l'embarras. En fait-il des manières, cet être-là ! Quand il est sur son siège avec son chapeau à cornes, il semble que la terre ne soit pas digne de le porter.

— Ne m'en parle pas, ça fait pitié !

— Un ancien huissier !

— Laisse donc, c'est à peine s'il a changé de métier : ça menait autrefois le pauvre monde à l'hôpital, ça le conduit maintenant au cimetière.

— Il ne m'a pas seulement invité au baptême de son dernier.

— Je crois bien : ça ne veut voir que des gens de la haute.

— Tiens ! le voilà qui piétine sur le pavé. Si je n'étais pas pressé, je lui ferais prendre de la racine de patience.

— Au fait, on n'attend plus que nous pour poser la particulière sur le char. Allons, un dernier verre pour nous donner du coeur au ventre et enlever !

— Ces maudits bols ne tiennent rien du tout !

XII.

La dernière pelletée de terre vient d'être jetée sûr la dépouille mortelle de Nelly. Le clergé s'est retiré après avoir dit les prières d'usage. M; Durand seul est resté agenouillé au bord de la fosse.
Un croquë-mort s'avance à pas de loup en regardant avec anxiété autour de lui, pour s'assurer qu'il n'est pas observé.
« Not'bourgeois, c'est moi qui ai descendu Mlle votre fille, et qui l'ai placée sur le char. »

M. Durand fouille machinalement à sa poche et donne au mendiant plusieurs pièces de monnaie.

« Merci bourgeois !... En voilà un crâne père, et qui aimait joliment son enfant ! »

M. Durand cache sa tête dans ses mains et sanglote.

Un fossoyeur lui heurtant légèrement l'épaule : « Dites donc, Monsieur, si vous voulez un petit jardin à l'année, ma femme vous arrangera ça dans le soigné... et pas cher. »

Le malheureux père, pour se soustraire à de nouvelles importunités, s'éloigne en chancelant, et marche au hasard dans un sentier qui côtoie la principale avenue du cimetière. Un monsieur à face rubiconde: et bien couvert s'approche de M. Durand et lui demande avec un ton de cordial intérêt, en saluant respectueusement.

« Monsieur cherche quelque chose ? Je m'estimerais heureux de pouvoir être agréable à Monsieur.»

— Hélas ! Monsieur; je cherche la porte de sortie.

— Si Monsieur veut me faire l'honneur de me suivre, je vais l'y conduire.

— Mille remerciements !

— Monsieur n'a pas besoin d'un monument funèbre ? Mon atelier est à deux pas. Je pourrai montrer à Monsieur tout ce que nous avons de plus nouveau. Des modèles d'un excellent style.

— On vous a devancé, Monsieur.

— Tant pis l... Décidément je n'ai pas de bonheur aujourd'hui. C'est égal, si Monsieur veut prendre ma carte; je me recommande à lui pour la première occasion... Voici la:porte ! A l'honneur de vous revoir.



Emile Pagès

Bulletin de la Société des gens de lettres, n° 1, janvier 1845, pp. 193-198.

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