Pan sur les pipelettes (échec à tous les concierges)

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Pour célébrer dignement la parution du nouveau recueil de fictions inédites d'André de Richaud - oui, LE André de Richaud -, l'Alamblog vous offre une chronique aussi croquignolette et drôle, signée Emile Bergerat, au sujet des concierges.

NB Pour l'heure, nul n'a reconnue le personnage qui fait l'objet du nouveau jeu de l'Alamblog.




LA SAINT-PIPELET

Oui, j'ai toujours pensé — affaire de rêvasser — que si la société était logique, elle donnerait le jour de l'An, un bal à ses concierges, car c'est leur fête. La Saint-Pipelet tombe au 1er janvier, mais elle y tombe à bras raccourci et comme grêle. Et du haut en bas les maisons carillonnent.

Ce serait un beau bal, un bal chouette et chicocandard, si j'ose m'exprimer ainsi. On verrait ce qui nous gouverne. Du haut d'une galerie supérieure, si la salle était bien choisie, les locataires assisteraient à l'exaltation de leurs maîtres et seigneurs ; ils jouiraient du bariolement ; ils pourraient s'amuser à laisser pendre de petites cordes auxquelles les danseuses s'accrocheraient d'elles-mêmes et naturellement. Enfin il y a là quelque chose à faire.

J'estime encore que nous pourrions avoir, à une date fixe, une foire aux concierges, comme il y a des foires aux servantes en Alsace. Une foire aux concierges deviendrait aisément; populaire. Ce serait gentil. On y rencontrerait son propriétaire, le vieux complice et on lui ferait la cour. Quelle chose passionnante que de surprendre son propriétaire dans l'exercice de ses fonctions, de connaître ses goûts en matière de conciergerie, de pénétrer son esthétique vautourienne. Au centre de cette foire, se dresserait une statue du dieu Terme, n'importe laquelle, car il y en a quatre dans la mythologie locative. Il présiderait à cette foire qui, à un signal convenu, tournerait à un débordement. Il y aurait orgies et saturnales, et les propriétaires seraient forcés d'épouser les vieilles pipelettes roupillantes, au moins pour un jour, et sur place, et devant témoins.

Je vais plus outre : je rêve encore un concours annuel de la conciergerie et un prix de vertu portière décerné par l'Académie dite Française à celle ou celui qui, âgé ou âgée de moins de quatre-vingt-dix-sept ans, remplirait le mieux les conditions d'un programme élaboré en commun par tous les propriétaires de Paris. On installerait une porte d'épreuve, qui serait composée de la petite et de la grande, celle des voitures et celle des piétons. Dans cette porte il y aurait deux boîtes, l'une pour les lettres, l'autre pour les imprimés. Trois ou quatre systèmes de sonnettes, les plus en usage, placés à la portée des juges correspondraient à l'oreille des concurrents. Une plaque gigantesque étalerait aux yeux l'inscription sacramentelle : « Parlez au concierge : il est fond de la cour — et tailleur. » Enfin un aveugle et son chien seraient disposés sur la borne, visiblement, et le numéro de la maison fictive resplendirait au soleil en chiffres de trois coudées. Ces données établies, le concours commencerait.

D'abord il serait minuit et cinq minutes. Un locataire, ayant payé son terme, mais n'ayant pas donné d'étrennes au concurrent, rentrerait du théâtre avec sa femme, décolletée jusque-là, par un temps à enrhumer la colonne Vendôme. Le cocher de sa voiture crierait de sa voix de stentor : « Port si ou plaît ! » Si le lendemain matin le cocher était gelé, la bouche encore ouverte, sur son siège ; si le locataire et sa femme étaient incontestablement morts dans le coupé ; si le cheval lui-même ne faisait plus qu'un avec le fouet congelé, et si la porte était bien close, le concurrent serait primé. On passerait alors à l'examen de jour.

Un examinateur se présenterait poliment devant l'examiné, et, frais ganté, le chapeau à la main et jetant son cigare, il demanderait à parler au propriétaire lui-même, pour une affaire de la dernière importance. Il ajouterait : « J'ai rendez-vous avec lui », et il donnerait à l'examiné cent francs en or. S'il était prouvé que l'examiné a chassé le visiteur à coups de balai en l'appelant : Chameau ! il aurait le prix de conciergerie pour piétons.

Viendrait ensuite l'examen de conciergerie pour lettres affranchies et télégrammes. Le prix des télégrammes serait décerné au concurrent concierge qui, recevant un télégramme pour un locataire, ferait de ce télégramme l'usage le plus désordonné et le jetterait par exemple dans la sébile de l'aveugle. Mais il serait hors concours si ce télégramme était de ceux qui annoncent à un gendre la mort de sa belle-mère, car il y aurait raffinement de conciergerie à laisser ignorer toujours un tel événement à l'intéressé.

Le prix des lettres remises donnerait certainement lieu à une lutte acharnée. En principe il n'y a pas de lettres qui aient jamais été remises à leurs destinataires. On reçoit ses lettres par hasard, dix ans après et lorsqu'elles ont été lues par tous ceux qu'elles n'intéressent point. Les lettres dont l'adresse est mal mise sont les seules qui aient chance de vous parvenir. Aussi ne puis-je m'imaginer aisément le prodige d'inexactitude grâce auquel un concierge de génie décrochera ce prix effroyable. Si, par exemple, un concurrent imaginait de refuser pendant un an toutes les lettres adressées à ses locataires, sous prétexte que le facteur ne s'essuie jamais les pieds sur le paillasson, ce concurrent serait sérieux. Mais il doit y avoir mieux que cela. Le concierge qui ne remettrait pas à un locataire la lettre par laquelle ce locataire est nommé ministre des postes !... ce ne serait pas mal encore. Que diriez-vous de celui qui mangerait une lettre chargée ?

On pourrait pousser cette rêverie jusqu'à l'extase, et je m'arrête. L'important est de célébrer décemment cette grande fête des portes et des portiers que l'on appelle le jour de l'an. Sonnez, trompettes, et trompez, sonnettes. Le jour est glorieux qui nous luit le lendemain de la Saint-Sylvestre. Saint Pipelet, ora pro nobis. Le concierge est dans l'escalier ; essuyez vos pieds, s. v. p. ; pas d'enfants, pas de chiens, pas de pianos ; il n'y a rien pour vous, monsieur, si ce n'est ce bulletin de garnison collective, de la part des contributions, ce papier de saisie de votre huissier ordinaire, et ce congé du propriétaire, parce que vous ronflez la nuit. Et allez donc ! Gloire à la propriété ! c'est le vol, et los à la conciergerie, son recel. J'ai dit et j'ai célébré. Sachons nous taire, sans murmurer !


Emile Bergerat


Annales politiques et littéraires ("Petits pamphlets", 3 janvier 1897), repris dans Mes Moulins. - Paris, L. Boulanger, pp. 220-224.

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