Sur la préface

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Quelqu'un me disait : "Vous avez fait un recueil de fables où j'ai trouvé d'assez bonnes choses. Votre allégorie intitulée la Philosophie, la Science et la Pauvreté, votre Chien de l'Hospice et votre Nouvelle du Luxembourg sont même fort de mon goût ; mais pas un mot de préface ! pas le plus petit avant-propos ! En vérité, c'est choquer l'usage de la plus étrange manière. Point de préface ! quelle témérité ! Se faire imprimer, sans en demander humblement la permission au public ! sans réclamer son indulgence : sans lui dire sous quelles inspirations et dans quelles circonstances on a écrit ! la manière, la forme, le tour que l'on a pris ! La chose est surprenante, extraordinaire !" - "C'est don c le moyen infaillible d'obtenir les bonnes grâces de ce public si quinteux, si difficile et quelquefois si injuste ?" - "Qu'importe ! l'auteur n'en a pas moins rempli un de ses premiers devoirs : éditeurs, libraires, auteurs, excepté vous, tout le monde convient que c'set de rigueur. C'est la méthode connue pour grossir, enfler un ouvrage, et, pour certaines gens, le poids et le volume sont une recommandation. D'ailleurs, sans tant disserter, c'est une excellente chose qu'une préface : aussi j'espère bien que vous ne négligeerz pas cette partie si essentielle d'un livre lors de votre seconde édition." - "Mais encore faut-il avoir quelque chose à dire, sinon de neuf, au moins d'utile." - Bon ! toujours des scrupules ; c'est égal, on répète ce qui a déjà été dit cent fois, et lorsqu'on vient à se rencontrer avec tel ou tel, pour éluder l'accusation de plagiat, on renverse la phrase, grand art de beaucoup d'écrivains fameux aujourd'hui." - "Voici de fortes raisons, je l'avoue ; mais je ne suis pas convaincu. Irai-je, par exemple, combattant en faveur de Lokman, chercher à prouver qu'Esope et lui sont deux personanges ? Non pas que je sache, je serais trop mal reçu des partisans nombreux de Boulanger qui veut qu'ils n'en fassent qu'un. Je ne veux pas entrer en lice avec de si rudes jouteurs. Me livrerai-je à de pénibles investigations pour démontrer que l'Inde, la Chine ou l'Egypte est le berceau de l'épologue ? Si j'avance, avec Florian, que c'est l'Inde, viendra un puits d'érudition qui me fera voir que je ne sais ce que je dis : la question est trop ardue ou trop oiseuse ; à d'autres la besogne. Soutiendrai-je, avec Phèdre tout le premier, lui qui devait en savoir quelque chose, que l'apologue naquit de l'esclavage, et que c'est un déguisement à l'aide duquel l'opprimé pouvait exprimer ses sentimens et dire impunérment des vérités qui attaquaient ses oppresseurs ? Non ; parce que je crois, avec M. Arnault, auteur de fables épigrammatiques charmantes, que des hommes livres se sont servis de ce mode de comparaison avant les fabulistes esclaves, et que la fable, loin d'être l'ombre répandue sur la vérité, est la lumière jetée sur elle ; moyen de la rendre plus ostensible, plus saillante ou plus attrayante pour beaucoup de lecteurs ; moyen qui permet à ceux qui savent manier l'allégorie avec assez d'habileté et de génie, de la montrer dans toute sa force et son éclat aux personnes mêmes qui l'ont le plus en aversion. Et les règles d'Aristote ? la fable n'en veut point ; Despréaux le savait bien : il n'en a pas parlé. D'une allure indépendant, la fable se paît à varier son costume et à prendre des formes diverses ; c'est ainsi qu'elle set dramatique, politique, épigrammatique, etc. Au reste, le bonhomme est là pour répondre aux faiseurs de règles ; j'ai, Dieu merci, assez de goût pour m'apercevoir que son divin recueil est, pour qui sait y lire, une poétique complète de l'apologue. Il nous a prouvé, par de nombreux exemples où son génie s'est mnotré dans toute sa puissance, que la able pour être parfaite doit être dramatique ; qu'elle doit avoir son exposition, son noeud, son dénouement. S'il nous a également prouvé que la simplicité, la naïveté, et surtout la gaîté, sont des qualités qui doivent dominer dans la fable, il ne nous a dit nulle par qu'elles doivent être exclusives ; au contraire, il nous apprend que la variété convient surtout au fabuliste, et c'est de cette variété dans les sujets, dans les tableaux, dans le style, que résulte son plus grand charme. C'est avec un talent sans égal qu'il a su prendre tous les tours, toutes les formes, tous les styles ; qu'il a su trouver un rapport parfait entre l'expression et la nature du sujet. Personne n'invente et n'agence mieux un cadre que lui, personne ne le remplit d'une manière plus ingénieuse ou plus dramatique. Enfin, La Fontaine avait dans l'organisation précisément tout ce qu'il fallait pour le rendre digne de ces deux vers où il est jugé avec tant de bonheur par Guichard :

Dans le conte et la fable il n'eut point de rivaux.
Il peignit la nature et garda ses pinceaux.

(...)



Boyer-Nioche



* Comme cette préface est, dans plusieurs endroits, l'expression de mes principes politiques, et qu'elle aurait paru sous Charles X, sans les infames (sic) ordonnances qui ont amené sa chute, j'ai cru devoir n'y rien changer.



Jean-Auguste Boyer-Nioche (1788-1859) Fables philosophiques et politiques, dédiées au général Lafayette (2e édition augmentée d'un quatrième livre). - Paris, Igonette, 1831.



En contrepoint, les premières lignes de "La préface inutile" de Léon Aubineau (1888)

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