La poursuite solitaire du coiffé

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Avec l'autorisation des éditions L'Œil d'or, l'Alamblog a le plaisir de vous donner à lire un fragment du passionnant ouvrage de Bertrand Hell, Le Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l'homme sauvage en Europe. Un essai cardinal qui dépasse nettement les limites de la cynégétique, ouvrant depuis la fièvre de la chasse des horizons sur les fureurs noires, un livre de référence qui vous dira mille choses que vous ne soupçonnez pas sur votre propre sauvagerie infusé...
Un livre de référence donc, à placer tout près des ouvrages de Claude Gaignebet, par exemple.


Loin de n'être qu'une manifestation récente de la chasse sportive (image que les fédérations de casseurs souhaitent valoriser pour justifier la pratique contemporaine), la pirsch est une chasse des plus archaïques. Poursuivre un cerf durant le brame, silencieusement et en se dissimulant, est une technique qui se perd dans la nuit des temps. Quelques jalons peuvent être posés grâce aux documents écrits et à l'iconographie. Au Ier siècle après J.-C., une mosaïque gallo-romaine du pays de Caux nous montre l'emploi d'un cerf apprivoisé pour attirer le gibier vers le chasseur. La loi salique ratifie cet usage au VIe siècle et, dix siècles plus tard, l'illustrateur Jean Stradan dessine des chasseurs se dissimulant derrière une gausse vache pour se mettre à portée d'arquebuse d'une harde. L'étymologie confirme l'ancienneté de ce mode de chasse ; le terme allemand Pirsch est un emprunt du XIIe siècle au vieux français berser, mot issu du latin bersare signifiant chasser avec une flèche. Les bersarii, exerçant leur art en forêt, ne doivent pas être confondus avec les autres chasseurs utilisant des chiens ou posant des pièges ; c'est une préoccupation qui transparaît, dès le IXe siècle, dans l'ordonnance arrêtée par Charlemagne (Hincmar de Reims : De ordine palatii). La ségragation fondée sur les différents types de chasse au cerf n'est pas non plus un fait culturel nouveau. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous l'influence du modèle français, alors hautement prisé, les chasses seigneuriales vont évoluer vers des traques en en clos et vers la chasse à courre. En réaction contre ce processus, la pirsch devient le symbole de la chasse chevaleresque, elle incarne la pratique coutumière qu'on oppose à toutes les manifestations ostentatoires d'une chasse-prestige pour laquelle seuls l'apparat et l'importance du tableau (le gibier abattu) semblent compter. Ni la battue ni la chasse à courre ne parviendront à s'implanter durablement dans les pays germaniques. Tous les auteurs de traités cynégétiques, voire les historiens comme A. Schwappach à la fin du XIXe siècle, se féliciteront de la disparition de ses chasses allogènes qualifiées de "tueries", louant les souverains, et à leur tête la maison de Habsbourg, d'avoir su renouer avec la seule chasse weidgerecht, c'est-à-dire conforme à l'éthique traditionnelle. Cette ancienneté de la pirsch reconnue, nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver la plupart des gens essentiels effectués par les chasseurs contemporains déjà consignés dans les anciens traités de chasse au cerf. Prendre le vent avant d'engager la poursuite ? Le De arte bersandi du XIIe siècle rappelle aux chasseurs toutes les précautions à prendre en raison de l'odorat particulièrement développé du cerf. Répandre du sperme animal sur ses vêtements ? La Hohenlohesche Handschrift, manuel rédigé au XVIe siècle par un chasseur anonyme, conseille de prélever les organes sexuels d'une biche, de les laisse sécher pendant six moi pour qu'ils durcissent, puis de les accrocher sur le bord de son chapeau avant d'entreprendre une pirsch. Contrefaire le brament ? Dans son Waidbuech (livre de chasse) de 1620, manuscrit destiné au comte de Bade, le chasseur alsacien von Firdenheim explique toute l'importance de la modulation du cri imité. Ainsi, pour l'appel des chevreuils au moment du brame, une intonation jeune fera seulement accourir un gibier inintéressant, alors qu'un ton plus grave attirera les vieux mâles. (...)



Bertrand Hell Le Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l'homme sauvage en Europe. — Paris, L'Œil d'or, 331 pages, index des noms cités, 17 €

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