Jean Arbousset par Paul Géraldy

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Jean Arbousset

Je ne l’ai pas beaucoup connu. Mais, sauf ses camarades du front, personne ne l’a beaucoup connu. Il ne nous en a pas laissé le temps.
On l’appelait « Quinze Grammes », ce qui le ravissait :

Ce sont les Poilus de l’Argonne
Qui viennent de me baptiser

Inutile, après cela, de dire que ce héros de la Grande Guerre n’était pas d’une taille imposante. Je ne sais pas l’âge qu’il avait ; mais les bleuets de la classe Vingt l’auraient pris pour un frère plus jeune. Si mince et si petit, il avait dans les traits quelque chose de fin comme d’une femme, de malicieux comme d’un enfant. Il faisait penser à un page. Vous vous rappelez comme, au dernier acte du Mariage, l’ingénue travestie qui joue le rôle de Chérubin entre en costume d’officier. Il avait un peu l’air de ça, d’un officier qui serait un page, d’un page qui serait une jeune fille. C’est pourtant cet officier-là qui vient de tomber, jeune sous-lieutenant, après quatre ans de guerre active, à la tête de sa section.
Ses poèmes ressemblent exactement à lui. Ce sont presque toujours, sur des rythmes alertes et brefs, de petites histories fredonnées comme sur une musique d’épinette, de menus récits en rondeaux, des boutades, des boutades, des chansonnettes. Il semble toujours qu’il s’avance, poussé par quelque « Allons, bel oiseau bleu, chantez la romande à Madame ! » Et il commence ingénument. Ce sont des mots sans importance qu’anime un léger vibrato. Il est intimidé sans doute. Mais une ombre passe sur la romance. Un trouble s’empare du lecteur. Quelle est donc l’émotion qu’il y a dans cette voix ? L’épinette a tout à coup d’étranges accents inquiétants. On dirait des accents tragiques. Le cœur se serre. Les yeux se mouillent… Mais c’est assez pour « Quinze Grammes ». Il n’en voulait pas davantage. Il fait une pirouette et retombe sur une pointe. Juste au moment où sa bluette devenait drame il s’est mis devant pour la cacher et il sourit espièglement en écartant devant vous les pans de sa capote : « vous voyez bien qu’il n’y a rien, rien qu’une chanson de Quinze Grammes. Vous n’allez tout de même pas vous émouvoir de ça ! »
(...) J’extrais ce poème d’une minuscule plaquette, le « Livre de Quinze Grammes, caporal ». Le Livre de Quinze Grammes, officier était presque prêt. Il n’aurait pas pesé beaucoup plus lourd que l’autre. Il aurait contenu quelques gentils poèmes écrits en hâte sur la banquette de la popote, sur une pierre, sur son genou, des poèmes comme les premiers, discrets jusqu’à la gageur, timides, charmants, à peine osés, et qui sont la chanson que « Quinze Grammes » se chantait à lui-même sur le front, la chanson qu’une balle allemande a brusquement interrompue.

Paul Géraldy

Bulletin des écrivains combattants, n° 46, octobre 1918, p. 1.



Jean Arbousset Le Livre de Quinze grammes, caporal. Édition augmentée d'inédits et présentée par le Préfet maritime, avec une bibliographie. - Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2013, 72 p., 12 €

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