L'âme étrange des collectionneurs

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Pour préparer le billet d'Alamblog qui sera consacré prochainement aux Gardiens de Bibliopolis (L'Hexaèdre, 2015), cette page d'autrefois consacrée aux collectionneurs...


L'âme étrange des collectionneurs


Que les hommes sans passion jettent aux collectionneurs la première pierre ! Ils sont ainsi et le resteront. Leur manie fait à la fois leur joie et leur tourment. Ils en vivent et ils en meurent. Nous ne les comprenons pas, mais eux savent, comprennent, sont satisfaits. Quel droit avons-nous de les accabler ? Tout au plus, pouvons-nous parfois en sourire.
On se souvient de cette vente récente où l'on dispersa aux enchères quelques timbres d'une collection fameuse ? On vit certains d'entre eux atteindre des prix fantastiques et un acheteur enthousiaste dut payer 210.000 francs deux petites vignettes anglaises qui, en 1850 valaient quatre cents à elles deux.
La collection ainsi dispersée avait été formée par le plus curieux des collectionneurs : Philippe Kriegsfeld von La Renotière était le fils de la duchesse de Galliéra et — légalement — du marquis de Ferrari. Celui-ci, banquier génois, laissa en mourant une fortune de plus de 200 millions. Son fils eut honte d'un tel héritage et, quand il atteignit l'âge d'homme, il décida de vivre par son travail. Il fut répétiteur de collège, puis professeur à l'Ecole des Sciences politiques. Il vécut obscurément dans un petit pavillon de la rue de Varenne. Reclus, maladif, neurasthénique, hanté par le remords de sa naissance, il voulut rompre tout lien avec sa famille légale et se fit adopter par un officier autrichien. C'est ainsi que ses biens furent séquestrés en 1914. Il mourut à Genève, loin de tout ce qu'il aimait.
Ce qu'il aimait, c'était ses timbres-poste. Cette passion, il l'avait eue dès le lycée. En 1874, il possédait déjà une superbe collection qu'il augmenta considérablement en achetant tour à tour celle de Rothschild et celle de Philbrick qui étaient célèbres à l'époque. Dès ce moment, il passa pour le plus grand collectionneur de timbres du monde entier. Toujours chaussé d'espadrilles, coiffé d'une casquette de marin, cet original ne fréquentait que les marchands de timbres. Tout le reste de l'humanité lui était indifférent.
La philatélie, en effet, est la plus tyrannique de toutes les passions. On en peut donner une idée avec cet exemple.
Un collectionneur russe, nommé M. Stemmer, possédait, entre autres, sept timbres anciens qui passaient pour les seuls de leur espèce. Il s'en montrait très fier et. ne cessait de lasser son entourage par son étrange vanité. Un de ses amis résolut un jour de lui donner une leçon. Il fit des annonces dans les journaux. La chance le favorisa. Peu de temps après, on lui offrit cinq des mêmes timbres possédés par M. Stemmer. Il s'empressa de les acheter pour le prix demandé : 62.500 francs.
Ravi aussitôt, notre acheteur alla montrer sa trouvaille au collectionneur. Celui-ci manqua d'avoir une attaque. Puis se remettant :
— Cédez - les moi ! supplia-t-il.
L'ami, après s'être fait prier, céda. Stemmer remboursa les 62.500 francs, prit les cinq timbres et, devant l'ami stupéfait, les jeta au feu en s'écriant :
— Maintenant, les miens sont uniques au monde !
Alphonse Karr, qui fut un passionné de l'horticulture, a longuement étudié la passion des amateurs de tulipes. La tulipe, en effet, fit tourner la tête à presque toute l'Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cet engouement venait de Hollande. Tout le monde, là-bas, cultivait des tulipes, achetait, vendait, spéculait. A Amsterdam et à Harlem, les fleurs merveilleuses étaient cotées à la Bourse comme des valeurs.
Chacune de ces fleurs avait un nom, une personnalité. On se les repassait avec leurs papiers d'origine, comme des pur-sang, L'Amiral Leifken fut payée la somme, énorme pour l'époque, de 4.000 florins. Le Semper Augustus, 4.600 florins, plus une voiture attelée de deux chevaux.
La chronique rapporte de même qu'une tulipe d'un mérite médiocre, le Vice-roi, fut cédée contre les objets suivants: 4 tonneaux de froment, 8 de seigle, 4 bœufs, 8 cochons, 12 moutons, 2 tonnes de vin, 4 de bière, 2 de beurre, mille livres de fromage, un lit complet, un paquet d'habits et un gobelet d'argent. Autant céder toute sa maison pour une fleur !
Mais ces temps héroïques sont passés. La tulipe n'a plus de fervents de cette sorte. La dernière collection française, celle de M. Lenglart, de Lille, fut cédée, il y a trente-cinq ans, à un amateur de Harlem.
Je ne parlerai pas des collectionneurs de tableaux. Ceux-ci ont des motifs plausibles, soit l'amour de l'art — le plus beau de tous, — soit la spéculation. Mais le vrai collectionneur est celui qui collectionne sans cause apparente, au gré de sa fantaisie, comme par gageure. Et dans ce rayon, les échantillons dé- concertants pullulent.
On connaît les collections de pipes. Celle du duc des Deux-Ponts était estimée cent mille florins. En 1830, la collection de bouffardes du général Vandamme at- teignit en vente publique 60.000 francs. On cite également des collections de clefs, de serrures, de boutons, de bagues de cigares, de fers à cheval, de colliers de chiens. Un officier de la marine anglaise avait réuni des spécimens de toutes les formes et de toutes les qualités de haricots rouges, blancs ou gris. Un Allemand avait rassemblé dans un classeur spécial 3.889 tabliers de toute 'espèce: tabliers de domestiques, de garçons de café, de travailleurs, de chirur- giens, d'écoliers. Frédéric-le-Grand avait réuni 1.500 tabatières. L'humoriste Clapisson collectionnait les sifflets. Le docteur Chardon avait rassemblé 3.000 bouchons de toutes formes. M. Larenaudes préférait les chaussons des danseuses célèbres Un certain M. Lhéritier avait trouvé le moyen de constituer un herbier avec la flore de la place Vendôme et le vicomte de Barancé, dans son château d'Anjou, montrait un appartement rempli des œufs de tous les ovipares connus.
A Londres, est mort, il y a quelques années, sir Walter Rothschild qui collectionnait les puces. Il en possédait 3.000 spécimens des genres les plus variés. Une seule lui manquait, la puce du renard des régions polaires. A la suite d'une annonce dans les journaux canadiens, un trappeur de là-bas lui fit parvenir, dans une bouteille cachetée, trois superbes exemplaires des puces polaires. Il paya ces trois puces 3.000 francs.
A côté de la gaieté, se rencontre le macabre. Et, comme le reste, le macabre plaît aux amateurs. Sir Thomas de Tyrwitt passa son existence à rechercher les cordes de pendus. M. Goron, l'ancien chef de la Sûreté, conservait des souvenirs de tous les assassins fameux. Mais dans ce genre, la plus curieuse collection était celle qu'avait formée M. Deibler, le père de l'actuel exécuteur des hautes œuvres. M. Deibler avait réuni, dans le local où étaient logés les bois de justice, une cinquantaine de pardessus, pour la plupart médiocres d'apparence et passablement défraîchis. Chacun de ces vêtements avait été porté par un condamné à mort, le jour de son exécution. Sur chacun d'eux, une étiquette rappelait le nom et la date. Et cette étiquette était écrite, bien entendu, à l'encre rouge.
Pour finir, je rapporterai une anecdote qui montre bien à quelles ruses. et à quelles dépenses doivent se livrer parfois les maniaques, dans la crainte de voir échapper le but de leur recherche.
M. Wertheimer, qui fut en Angleterre, un collectionneur de goût, se promenait un jour dans une rue de Brighton quand il aperçut, derrière une fenêtre, un vase ancien qu'il jugea immédiatement d'une valeur inestimable. Mais il se garda bien d'entrer proposer l'achat. Il alla trouver le propriétaire et lui dit :
— J'aurais besoin de votre maison pour y habiter de suite. Il me la faudrait telle qu'elle est, avec tous ses meubles et tous les objets qu'elle renferme.
Enchanté de l'aubaine, le propriétaire accepta. M. Wertheimer paya comptant, entra en possession de l'immeuble et du vase tant convoité. Ce vase lui avait coûté 450.000 francs I


Claude Marsey


Floréal, 10 septembre 1921.

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