Les frères Bonneff et le tragique quotidien (Emile Guillaumin)

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LES FRÈRES BONNEFF
et le tragique quotidien

Descaves, le mois dernier, dans un article de Floréal hebdomadaire a dit l'essentiel de la vie des frères Bonneff; ces jeunes auteurs qui, pendant dix ans, se penchèrent fraternellement sur les misères des métiers, dénoncèrent tous les fléaux qui oppriment le travailleur:
Ayant fréquenté les antres des marchands (le poison, les usines, les chantiers, aussi bien que les magasins, les cuisines de restaurant, les fournils, les égouts, tenu la mer avec les pêcheurs bretons, visité des intérieurs, pris contact en camarades avec les personnalités les plus représentatives de chaque catégorie, noté des souvenirs et compulsé des documents, ils furent à même de mettre en lumière les détails de la formidable tragédie quotidienne, rançon de notre pauvre civilisation si barbare encore.
Et sans doute croyaient-ils ne plus rien ignorer des souffrances humaines lorsqu'ils furent nappés à leur tour dans un engrenage plus infernal que ceux des industries. Dès les premiers mois de guerre, Maurice, à la suite de je ne sais quel combat, était classé comme disparu et Léon agonisait dans un hôpital du front des suites de ses blessures.
On ne peut rien contre l'irrémédiable. Mais s'il y avait une. justice immanente - ou seulement une conscience prolétarienne réelle - les portraits de ces grands serviteurs de la vérité figureraient dans toutes tes salles de réunion des Associations ouvrières et des Maisons du Peuple ; — leurs œuvres auraient une place d'honneur dans les bibliothèques de ces institutions comme dans les bibliothèques personnelles de tous les travailleurs intelligents.
« Le peuple, me souffle un sceptique, aime mieux les romans à neuf sous, les histoires rocambolesques des feuilletons ou de l'écran, que de connaître les vicissitudes de ses frères de peine. »
Ne nous arrêtons pas aux propos déprimants. Si, au dire d'un poète, rien n'est beau, que le vrai, les meilleurs parmi les enfants du peuple comprennent déjà qu'au point de vue social aussi, le seul vrai, importe et qu'il convient d'honorer la mémoire de ceux qui. en tout désintéressement, se sont sacrifiés pour le faire connaître.

Au regard d'un cœur honnête et vraiment humain, quelles situations inventées peuvent être plus pathétiques que les drames du réel ?
Voyez ce taudis, à Lille, où grouillent cinq petits enfants autour de leur mère poitrinaire. Leur mère, ancienne ouvrière de filature, a 26 ans, mais en paraît 50; elle tousse et crache sans interruption ; elle est à bout de forces. Pour la soigner, pour s'occuper dos petits, il est heureusement une bonne garde-malade : l'ainée, une fillette de 7 ans ! Tout le monde boit dans le même verre. La nuir, deux des enfants partagent la couche de la moribonde et de son mari.
Tout près, dans un semblable logement ouvrier à pièce unique, une autre mère, moins atteinte, s'acharne encore à frotter, laver, récurer ; avec un régime approprié, une nourriture substantielle, de l'air et du soleil, cette femme guérirait peut-être. Beau rêve, hélas ! qui ne lui est point permis ! Elle a six enfants; non mari gagne 2 fr. 50 par jour ; elle avoue n'avoir jamais mangé à sa faim depuis son mariage (1).
Savez-vous la destinée des verriers ? Parmi eux, 25 0/0 n'ont pas de chance, qui, avant la quarantaine, pour avoir trop affronté l'éclat des fours, prennent la cataracte ! Déclassés dorénavant., ils sont voués aux besognes inférieures et mal payées, à brouetter par exemple les débris de verre.
Les veinards qui échappent à, cette infirmité continuent à souffler leurs 600 bouteilles quotidiennes — soumis d'ailleurs à quelques autres risques : l'effort si souvent répété brise l'appareil respiratoire, les muscles des joues dont les tissus amincis en arrivent parfois à se percer. Et il y a encore les risques de contamination par la canne qui passe de bouche en bouche, chez tous ceux de l'équipe.
Les « veinards » qui continuent à souffler meurent vers 45 ans dans la proportion de 75 0/0 !
★ Mais ce sont de grands favorisés au regard des meuliers de la Ferté-sous-Jouarre dont les 4/5 sont phtisiques à 30 ans ! Au regard des fourniers, des égoutiers, des tubistes, des scaphandriers, etc.
Et dans la métallurgie, combien d'emplois aussi durs et dangereux. Voyez les « rouleurs » au visage recuit, aux yeux rouges, aux sourcils grillés qui, là-haut, sur le pont, déversent le minerai dans la gueule monstrueuse d'un haut fourneau ! Voyez les fondeurs, puddleurs, réchauffeurs et lamineurs, aux prises avec le métal en ébullition, soumis à chaque instant aux risques d'une mort atroce !
Pour rendre à peu près normaux et humains les rôles de ceux-là — et de combien d'autres ! — la science a beaucoup à faire encore. Et l'Etat aussi, par une réglementation sérieuse. Et les chefs d'industrie par des initiatives heureuses que leur .seule conscience devrait imposer.
L'homme est fait pour l'activité à l'air libre. Œuvrer dans l'humidité malsaine, dans les poussières nocives, dans la fournaise intense, est contre nature et ruine l'organisme.

Métiers qui tuent.
Et métiers qui bien souvent ne font pas vivre.

Mais autant que les fatigues et que les dangers du travail même, les vices de l'organisation, la méchanceté des hommes s'acharnent sur les plus humbles, sur les plus faibles, sur les plus dénués.
Arbitraire des retenues pour malfaçon, des amendes à propos de tout et de rien venant réduire en des proportions parfois considérables un salaire déjà insuffisant.
Méfaits de tâcherons sans cœur, méfaits, hier encore, de ces économats patronaux des grands centres industriels qui faisaient de l'ouvrier un esclave à vie. Et que dire des conditions die recrutement ? De l'hypocrisie de ces offres alléchantes auxquelles se laissaient prendre des jeunes gens de provinces lointaines et aussi des Italiens en grand nombre. On avançait pour les faire venir l'argent du voyage. Une fois embrigadés, n'ayant rien à toucher jamais, ils ne pouvaient s'en retourner.
Ainsi la région de Briey ne manquait pas de mineurs. Ainsi les verreries les plus déconsidérées s'alimentaient de "viande à feu", souvent enfantine.
Même déloyauté dans ces papillons pour « offres d'emplois » collés au mur des mairies parisiennes. Les plus honnêtes procuraient à de malheureuses ouvrières en chambre des gains de 0 fr. 50 à 1 fr. 25 pour des journées de 16 à 18 heures, juste de quoi ne pas mourir de faim. Les autres, simples appâts jetés par les pourvoyeurs de lupanars ! Combien d'abcès où porter le fer rouge ! Et qu'il serait bon aussi que fussent, renseignés sur ces « réalités » d'hier et peut-être d'aujourd'hui, les jeunes garçons, les jeunes filles des campagnes qui prennent en dégoût leur existence monotone — et rêvent de Paris !
Didier, homme du peuple, manière de roman social que signa seul Maurice Bonneff, rend peut-être plus tangibles encore les tares profondes de notre société.
Didier, enfant de la balle, orphelin à sept ans, connait toutes les misères, toutes les promiscuités, toutes les injustices — tous les dessous du grand Paris à la façade brillante — mais garde un cœur honnête susceptible d'enthousiasme. Apôtre syndicaliste il exprime, sans aucun doute,, la pensée de l'auteur. L'union des faibles est une nécessité- qui permet la résistance aux appétits mercantiles, à toutes les forces d'oppression ; l'union est éducatrice, moralisatrice qui permet aux meilleurs une influence sur les yeules et les médiocres portés à laisser en eux prédominer les bas instincts, la jalousie, l'ignorance.
« Peuple, tu as toutes les vertus ! -- disent les pipeurs de suffrages. C'est une erreur. Le peuple est la partie la plus saine du corps social et il est indignement exploité, mais il n'a pas toutes les vertus. » Quelqu'un sert le « truisme » habituel : « On ne changera pas les individus avant d'avoir modifié la société. » Alors Didier : « Je la connais, cette chanson-là, mon vieux camarade ; elle excuse bien des saletés, notamment l'alcoolisme ; elle est dangereuse. L'individu peut quand même se perfectionner dans le milieu social, surmonter les conditions de vie qui lui sont faites par la bourgeoisie, rajoute que la révolution ne saurait être victorieuse qu'a ce prix. »

La sincérité, la connaissance profonde des milieux, l'idéalisme agissant qui caractérisent le Didier de Maurice Bonneff, se retrouveront sans aucun doute dans cet Aubervilliers laissé en manuscrit par son frère Léon et que Floréal va publier bientôt. Les deux livres se compléteront l'un par l'autre et seront comme la synthèse de l'œuvre entière — œuvre trop tôt interrompue d'auteurs qui sont avant tout des hommes, dans la plus noble acception du terme — œuvre dont chaque ligne a la valeur d'une bonne action.

Émile Guillaumin



(1) Les enquêtes des frères Bonneff se placent de 1904 à 1914.
Source : Floréal 21 octobre 1921


Léon Bonneff Aubervilliers. — Talence, L'Arbre vengeur, coll. "L'Alamic", 336 pages, 19,90 €


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