Le Rouge et le jaune, par Léon et Maurice Bonneff

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Pour célébrer une fois encore la parution en poche d'Aubervilliers, le grand roman documentaire de Léon Bonneff...

Ils habitaient au 6 du passage des Anglais un logis d'une seule pièce dans laquelle vivaient huit personnes. Car ils avaient six enfants !
Quand la femme avait débarbouillé, habillé, soigné, "raccommodé" les six petiots, elle n'avait fait que la moitié de sa besogne. Le matin, elle conduisait deux de ses marmots à la crèche; une voisine, plus tard, emmenait les autres à l'école, et la mère s'en allait travailler dans la grande maison d'alimentation où elle était manutentionnaire !
Le mari, un gars solide, exerçait une profession pour laquelle il faut une grande vigueur et beaucoup d'habileté. Il était ouvrier de la charpente en fer.
Franc compagnon, adroit, pas buveur, il gagnait ses vingt-trois sous comme chef d'équipe, ce qui fait 11 fr. 50 par jour. C'est un bon salaire ; mais il y a beaucoup de chômage parce que, en dehors de l'hiver qui arrête les travaux, le tâcheron sévit qui pousse les hommes à surproduire.
L'ouvrier de la charpente en fer était syndiqué. Il cotisait et il militait.
Il disait à sa femme Je suis syndiqué, parce que l'organisation a fait augmenter notre salaire, parce qu'elle combat pour améliorer notre sort. Notre sort est triste à nous qui élevons six enfants !
Sa femme répondait : Nous devons être avec le syndicat! Et elle adhéra elle-même à la corporation de son métier.
Quand les 80.000 travailleurs du bâtiment firent grève pour demander la journée de neuf heures, la fin du tâcheronat, seuls remèdes au mal du chômage, l'ouvrier de la charpente en fer abandonna son chantier et sa femme ne le blâma pas.
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Un jour de l'autre semaine, comme elle revenait après l'ouvrage, au réduit du passage des Anglais, un homme près de la porte lui dit :
Votre mari est à la Morgue. Il a été tué par les renards d'un coup de couteau à la nuque !
Telle fut la vie, telle fut la mort du rouge Paul Armand; gréviste de la charpente en fer.
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La société est ainsi faite qu'elle dresse les uns contre les autres les hommes de la même classe, les gueux, les déshérités. Conflits navrants mais inévitables. La logique voudrait qu'il n'y eût qu'une seule armée de spoliés luttant contre la Force capitaliste. L'ignorance fait qu'il y a des jaunes !
Ce que nous voudrions démontrer ici, par un exposé rigoureusement impartial, c'est que le jaune est toujours une dupe.
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II y a deux espèces de jaunes. D'abord l'ouvrier qui écoute trop les criailleries et les reproches d'une « ménagère » craintive. - Eh quoi, encore la grève ? Mais nous n'avons plus le sou, mais nous venons de payer le terme. Rappelles-toi que tu es resté sans ouvrage cet hiver Et tu veux te croiser les bras maintenant que le travail reprend un peu ? Ils choisissent bien le moment, tes amis, pour faire la grève !
Mais c'est justement parce que le « boulot » reprend que nous avons chance de gagner la partie §
- A quoi ça vous servira de faire grève ?
- Est-ce que nous avons pu obtenir « quelque chose » par un autre moyen ?
Il y a deux ou trois ans, je gagnais mes huit sous l'heure. Si j'en ai maintenant douze, si je peux mettre six francs par jour dans le ménage c'est parce que j'ai fait grève avec les copains !
Mais il n'a pas la volonté de résister longtemps aux lamentations de sa compagne. Il travaille, en cachette. Pour aller dans la bâtisse en construction, il met ses habits du dimanche. De cette façon il n'a pas l'air d'un ouvrier, et il ne se fait pas remarquer des chômeurs. Il laisse ses outils et sa blouse là où il besogne. Il s'en va le soir avant six heures pour ne pas rencontrer les camarades qui font le guet aux heures de sortie. Il emploie mille précautions. Mais il est honteux, il sait « qu'il n'est pas un homme ! »
Supposons que d'autres aient fait comme lui et que la grève soit vaincue parce que seuls une poignée d'ouvriers ont mené la lutte (1),
L'employeur alors ne met plus de borne à l'exercice de son pouvoir. Ce n'est pas seulement le rouge, mais aussi le jaune qui est brimé. Le prolétariat est solidaire quand les ouvriers d'industrie réussissent une grande grève, les plus paisibles des fonctionnaires ressentent indirectement, dans leur administration, les bienfaits de l'action engagée par les audacieux. Mais de même que les jaunes profitent des succès remportés par les rouges, ils pâtissent des revers que les rouges essuient. Les jaunes font un jeu de dupes !
Aussi, tôt ou tard, adoptent-ils la tactique des rouges. Pendant le mouvement du textile, la grève du Nord fut acclamée par les jaunes qui ne voulaient plus être dupes.
Les charpentiers affiliés aux vieilles sociétés compagnonniques avaient refusé de suivre les rouges dans leur grève de 1907. Il faut croire que les compagnons regrettèrent leur attitude, qu'ils la considérèrent comme erreur de dupes, puisque dans l'imposante levée du bâtiment de 191 ils emboîtèrent le pas aux syndiqués !
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Mais il est une autre espèce de jaunes. Des forbans, méditant sur le conflit qui met aux prises le capital et le travail, des écumeurs considérant la guerre des pauvres et des riches se sont dit « Il y a là de l'argent à gagner » Et ils se sont efforcés de constituer des équipes pour briser les grèves. Ils se sont faits racoleurs de renards. Ils ont offert aux patrons de leur fournir des hommes en remplacement des syndiqués. Ils ont monnayé la haine et la peur qui s'emparent des privilégiés. Certains se font remettre' de l'argent en échange d'une main-d'œuvre qu'ils sont incapables de fournir. D'autres arrivent à constituer un personnel de fortune. Ils font venir de province des malheureux. Ils vont chercher dans les asiles de nuit les débris des capitales. On a vu des vagabonds sortir des refuges au petit jour et conduits en breacks sur des chantiers, pour remplacer des grévistes monteurs-levageurs. On a vu des chômeurs, des porteurs aux Halles, des hommes de corvée, être embauchés pour prendre la place des gars du bâtiment. Ceux qui ont le goût du travail peuvent faire des manœuvres passables. Le briseur de grèves trompe l'employeur en lui présentant ces épaves comme des professionnels. Lorsque le patron s'aperçoit de la supercherie, il n'ose pas congédier l'équipe, car il espère que les grévistes, en voyant leurs remplaçants, craindront d'être évincés définitivement de leur emploi et partant feront leur soumission.
Faux calculs ! Quoi qu'il en soit, des jaunes travaillent quand les ouvriers combattent. Mais lorsque le mouvement est fini, que les grévistes ont repris l'outil, qu'advient-il des renards embauchés pendant la grève ?
Le patron ne se soucie pas de conserver ces gens inhabiles, ces non-professionnels, ces « gâcheurs », ces « sabots ». Le patron renvoie les hommes, il les remercie sans regret, trop heureux de reprendre les travailleurs qualifiés. Et le provincial à qui l'on a fait quitter sa ville, au moyen de promesses mensongères, se trouve sans ressources, sur le pavé de Paris, réduit à quémander un secours à la Bourse du Travail ! Le fait s'est produit dans le terrassement, la charpente. L'usage est constant. Les jaunes sont toujours des dupes! II n'y a pas deux intérêts ouvriers.
L.-M. Bonneff




(1) La situation n'est pas la même lorsque tous les ouvriers de la corporation participent au mouvement. L'échec qu'elle peut subir n'est qu'apparent: l'union de tous les professionnels les exemples abondent rend prochaine la victoire !

Les Hommes du jour, 22 juillet 1911

Léon Bonneff Aubervilliers. - L'Arbre vengeur, 344 pages, 9,50 €

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