Dans le bureau de Francis de Miomandre

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Voici un papier sur lequel j'ai griffonné quelques sujets de contes. Si beaux quand je les conçus, que je ne voyais point nécessaire d'entrer dans de grand frais de détails. Aujourd'hui, qu'ils m'apparaissent dépouillés, ternes et bêtes ! Paresse ! Il eût fallut se ruer sur l'occasion, saisir par ses beaux cheveux l'inspiration qui passait. Elle eut peut-être vivifié ces loques inertes... Je pourrais maintenant m'évertuer, il est trop tard. Renonçons même à imaginer ce qu'eussent été ces mirifiques nouvelles.
Et ceci, vieille page jaunie par le temps, où défilent les noms de tous les journaux et de toutes les revues susceptibles d'accepter la copie d’un pauvre polygraphe comme moi. Je sais ainsi ce que fait de lignes ma page dans chaque périodique, et à quelle heure s'ouvre la caisse. Mais j'ignore toujours ce que donne le caissier, parce que ce capricieux personnage varie ses prix selon que vous lui plaisez ou on, et selon le temps qu'il fait.
Pourquoi ces feuilles sont-elles presque toutes mortes ou agonisantes ? Pourquoi de celle qui tiennent bon les directeurs sont-ils toujours inaccessibles ? Pourquoi ?
Mais pourquoi la littérature elle-même existe-t-elle ? Pourquoi, quand le papier blanc est si beau, le salir de tous ces signes noirs, qui ne signifient rien la plupart du temps ? Est-ce qu'un monde bien paisible, bine tranquille, bien innocent, où l'on écrirait jamais, pas même de lettre anonymes, où l'on aurait le droit, et pas plus, de travers les initiales de son nom entrelacées à celles du nom de sa bonne amie sur les écorces des arbres, est-ce que ce monde-là ne vaudrait pas mieux que le nôtre ? Il paraît qu'il y a vingt-cinq mille littérateurs en France. Défalquons ceux qui ont du talent : cela nous fait le formidable chiffre de vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit qui ne servent ) en, et dont les bras désolés par l'agriculture, seraient infiniment plus utiles au service de cette entité bienfaisante.
De la suppression des littérature découlerait, logiquement et immédiatement, celle des journaux, qui nous apportent chaque matin tant de trouble. "Pas de nouvelles, bonnes nouvelles", dit le plus sage des proverbes. Cette vérité est si profonde que les journaux en effet n'annoncent jamais que des désastres. Sans doute s'imaginent-ils que cela seul peut ébranler nos nerfs blasés, ou bien peut-être prennent-ils ce parti pessimiste parce qu'on ne leur communique pas autre chose de tous les faits qui se passent dans l'immense univers. (...)
Si jamais je fonde un journal, vous verrez, ça ne se passera pas comme ça. Mais exactement à l'inverse... Je tiendrai pour nul et non avenue tout ce qui jusqu'alors composa la matière des faits-divers. Par contre, j'enverrai dans toutes les grandes villes du monde, et dans les petites localités pittoresques, des reporters d'une finesse d'observation supérieure à la moyenne, chargés de me renseigner sur ce qui se passe d'harmonieux dans l'univers et d'heureux pour ses habitants. (...)
Pour être heureux, il nous suffit de croire que nous le sommes, et pour le croire il ne nous manque guère que quelques raisons. Chaque matin j'en fournirais un stock persuasif...




Francis de Miomandre Le Voyage d'un sédentaire. — P., Emile-Paul Frères, 1918.

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