Les femmes lisent-elles ?

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Les Femmes lisent-elles ?

Non, s'il faut en croire Marcel Prévost, dans la Revue de France. Ou peu. Ou mal. Sur quoi M. Marcel Espiau ouvre, dans l'Eclair, une enquête, très amusante, et proteste. Que conclure ? Tournons-nous seulement, étendons le bras et feuilletons au hasard des rayons. Nous allons trouver Jà des réponses sincères et non apprêtées.
Sans la moindre discussion possible, les femmes lisent. Beaucoup. Fort bien.
Voici Francine Escaille, l'amie du trop diescret Dick le Houeller (Ed. Jaloux, L'ami des jeunes filles) : elle lit depuis dix ans tout ce qui lui tombe sous la main, et même ce que ses parent, timidement, écartent. A douze ans, elle dévore les Confessions de Jean-Jacques sans d'ailleurs y comprendre goutte. A quinze, elle partage ses loisirs entre l'Origine des Espèces et Germinal. Sur ses étagères, voisinent l'Ane d'or, Les Lettres de la Religieuse portugaise, Ursule Mirouet, Marivaux, Rhoda Fleming, Renée Mauperin (encore une petite fille qui avait beaucoup lu), A l'Ombre des Jeunes filles en fleur, etc., et quand elle relit, ce sont deux ou trois livres de choix : Comme il vous plaira, les Illuminations... La gentille Reine, héroïne espiègle de Mon Oncle et mon Curé (de Jean de la Brète), quoique plus campagnarde et délicieusement oie blanche, lit aussi. Du moins depuis le lundi mémorable où, pénétrant par effraction dans la bibliothèque de son curé, elle a déniché, sous la poussière, les admirables aventures de la Jolie Fille de Perth. Toute la bibliothèque y passe...
Autre rayon : ouvrons deux - entre vingt - romans de Bourget : si Mr Harris (Voyageuses) se cantonne rigoureusement dans Shakespeare et Tennyson. Mrs Harris dévore les écrivains modernes : elle reçoit tout ce qui paraît, elle lit tout. Berthe Planat (Un Divorce) est la plus fidèle habituée des cabinets de lecture du Quartier Latin et les romans de Flaubert ou de Dostoievsky n'exercent pas sur elle une influence moins décisive que la Médecine expérimentale, de Claude Bernard.
Voyez la petite bibliothèque, en bois précieux, de la melancolique Mme de Meurville (Maurice Rostand, Le Cercueil de Cristal), elle est d'éditions rares aux reliures curieuses : un Crébillon d'un-vert expirant de turquoise, la Fable d'Orphée, d'Ange Politien, un Léopardi de vélin blanc, Le Rouge et le Noir, un Chénier, un Adolphe de maroquin blanc, des Verlaine. Moins morbide la grand-mère (Marcel Proust, du Coté de chez Swann) de l'incomparable « amateur » parti A la recherche du Temps Perdu goûtait surtout Rousseau, George Sand (La Mare au Diable, François le Champi, La Petite Fadette, Les Maîtres Sonneurs, Indiana), Musset.
Ne nous arrêtons pas a l'énorme, la monstrueuse, l'unique bibliothèque d'Antinéa (Pierre Benoît, L'Atlantide), quelques rarissimes exemplaires arabes ou grecs qu'elle possède, puisque" aussi bien, la reine tyrannique du Hoggar l'abandonnait à l'érudit Mège pour ne lire que l'indicateur - un vieil indicateur de l'Ouest-Etat. Mais comment pourrions-nous ne pas rappeler les lectures, si variées, de Claudine, à l'école, à Paris, en ménage (Willy et Colette Willy, Les Claudine, 4 volumes) ou le singulier amour de la voluptueuse Emmeline (Pierre Mille, Monsieur Barbe-bleue et Madame), pour les gros livres de théologie depuis le Dictionnaire des hérésies jusqu'à l'Exposition de la doctrine chrétienne du père Bourgeat.
Il n'est pas enfin - et combien, ô Marcel Prévost, ce petit détail est concluant ! il n'est pas jusqu'à la frivole Nicole Mésaule (Henri Duvernois, Un soir de pluie) qui ne trouve le loisir quand son négligent ami Robert la fait trop attendre rue de Navarin - de feuilleter, cheveux dénoués, entre un verre de malaga et une cigarette blonde, les légers Mémoires de Casanova.

Léon Treich

Les Nouvelles littéraires, 25 novembre 1922.

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