Rapports de femmes et d'éditeurs (en marge de Cachées par la forêt)

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Réponse de la Bergère aux propos du Berger

M. Bernard Grasset, qu'on pourrait surnommer le moraliste immoraliste, vient de nous révéler, dans une série d'articles retentissants, sa conception du rôle de l'éditeur. Il y a du bucolique là-dedans : l'éditeur est à la fois pour lui le « nouveau berger » qui guide l'opinion sur les pacages intellectuels et sélectionne les « bêtes » du troupeau - et la « poule aux œufs d'or » dont les ovaires miraculeux sont pour l'écrivain une source constante de richesses. Bien des idées offrent matière à controverse, dans le système de l'éditeur-auteur. En particulier, l'article intitulé La Poule aux œufs d'or, paru dans le Journal du 11 novembre, part de cette affirmation, qu'il développe sur deux colonnes : « Jamais les écrivains n'ont été aussi gâtés qu'aujourd'hui ».
Les écrivains « arrivent-ils » plus facilement aujourd'hui qu'avant la guerre ? L'éditeur est-il bien la « poule aux œufs d'or » à laquelle on ne saurait tordre le cou sans dommage ? Le syndicat des moutons pourrait, bien envoyer au berger, sur ces deux questions, la réponse de la bergère. En attendant, nous avons voulu savoir ce qu'en pensent les brebis.
La plus illustre tête du troupeau nous a répondu en deux temps.
La première fois, par la voix de sa secrétaire :
- Mme la comtesse ne peut se déranger en ce moment. Elle est en train de signer un contrat avec un éditeur.
C'était déjà répondre. Mais le lendemain.
- Vous posez des questions étonnantes, nous dit la voix ailée, mordante et précise de Mme de Noailles. Comment me passerais-je de mon éditeur ? Je fais mon métier, qui est d'écrire des livres. Il fait le sien, qui est de les éditer. J'envisage les rapports de l'auteur et de l'éditeur comme une collaboration amicale. J'ai souvent donné des conseils à mes éditeurs. ils les ont toujours suivis et s'en sont bien trouvés. Je ne vais pas plus loin. Quoi donc ? Il y a des écrivains qui s'éditent eux-mêmes ? Mais qui ? Mais lesquels ? Mais comment ? Ce n'est pas soutenable.
- Pensez-vous que les conditions actuelles soient plus favorables aux écrivains que les conditions d'avant-guerre ? Arrivent-ils plus vite et plus facilement à la notoriété ?
- Il m'est difficile de le croire, puisque mon premier livre fut publié avant la guerre et que, sans la moindre réclame, alors qu'on avait toutes les raisons. du monde de se défier d'une personne très jeune, femme et inconnue, Le Cœur Innombrable ouvrit d'emblée à mon nom la voie triomphale.
- Vous êtes, madame, une éclatante exception.
- Peut-être, mais il ne m'appartient pas de le dire. Je pense en tout cas que les conditions actuelles sont plutôt moins favorables aux écrivains que les anciennes. Avant la guerre, la valeur s'imposait d'elle-même ; l'écrivain touchait directement le public par la seule vertu de son labeur. Aujourd'hui, il n'y parvient qu'à l'aide de la publicité. Avoir besoin de la grosse caisse pour se faire lire, c'est plutôt une déchéance qu'un progrès. Plus de réclame, moins de conscience : telle est la formule des succès d'aujourd'hui, comparés à ceux de naguère.
Plus de réclame, moins de conscience : cela signifie que le rôle de l'éditeur s'est développé aux dépens de celui de l'auteur.
***
Rachilde, cantonnée comme un gros chat frileux entre son poêle, son paravent, sa table à écrire et sa lampe à pétrole, prend parti pour les modernes, de toutes ses mèches blanches en bataille, de tous ses yeux fulgurants :
- Grasset, évidemment, il « cherre un peu ». Je fus un des premiers à l'accuser de gâcher le métier littéraire par l'abus de la réclame. Mais quoi ! à une nouvelle époque, il faut un nouvel éditeur. Si Grasset, par son exemple, n'avait fait que secouer l'apathie des vieilles maisons d'édition, il aurait droit, rien que pour cela, à notre reconnaissance.
Les procédés d'avant-guerre ? Heum ! Je pense à cette maison ancienne et respectée qui vint me dire un jour : « Votre livre se vend bien. Abandonnes-nous donc deux ou trois éditions pour le soutenir par la publicité ! » Ainsi, autrefois, quand un livre « marchait », on demandait de l'argent à l'auteur. Aujourd'hui, on lui en donne : avouez que c'est un progrès.
La poule aux oeufs d'or ? » Je ne sais pas si les écrivains sont plus riches qu autrefois : la vie est si chère ! Je crois qu'ils ont plus de facilité à se faire éditer, les femmes surtout. De mon temps, nous étions cinq ou six femmes de lettres sur la place de Paris : on nous montrait au doigt comme des chiens galeux. Pour un peu, on nous aurait refusé la confession et l'inhumation en terre chrétienne !
Quant à nous éditer nous-mêmes, c'est pure utopie. Comment ferions-nous notre publicité ? Où trouverions-nous le temps de visiter nos libraires ? Ou alors, nous deviendrions une petite maison d'édition - à côté des grandes.
Une remarque pour finir : un bon éditeur est le collaborateur indispensable et bienfaisant de l'écrivain. Mais il y a trop d'éditeurs qui s'occupent d'autre chose : certaines maisons d'éditions sont des alibis ! Supprimons les alibis ! Et laissons vivre la bonne volaille, plus ou moins pondeuse.
***
Nouveaux bergers, nouveaux bergers, seriez-vous plus gras que vos moutons ? Allons quêter l'avis de Colette.
Cette fois, c'est une voix profonde et lente : - Oui... J'ai oublié vos questions, mais je sais bien que je suis décidée à ne pas y répondre.
- ...
- Ah ! les éditeurs, les écrivains... Non, non. Je ne me mêle jamais de ces questions-là. Je savais bien que je ne voulais pas répondre.
Mme Colette a de la suite dans les idées.
Sur les prés fleuris qu'arrose la Gironde, Mme Jean Balde, toute douceur et toute poésie, n'a cueilli que satisfaction, bienveillance, optimisme.
- Réussit-on plus vite aujourd'hui qu'avant la guerre ? Je ne sais pas. Il n'y a, me semble-t-il, qu'un petit nombre d'écrivains qui bénéficient d'une publicité retentissante. Les autres courent leur chance. Cela n'a jamais été facile. Mais, quand un livre est bon, il y a toujours quelqu'un pour le dire. Une oeuvre, comme un visage humain, a son rayonnement irrésistible. Je ne crois guère à ce qu'on appelle la tactique littéraire. Mais je crois au courage, à la foi, à la patience. Le succès d'un écrivain est en lui-même, seulement, cela peut être un succès à retardement.
Il faut aussi compter avec la générosité du monde des Lettres. Oui, malgré une agitation de surface ! L'énorme bénéfice de la publicité, c'est qu'elle fait gagner du temps. Le succès, pour un écrivain, c'est la possibilité de travailler. Enfin, il faut compter avec le public, si indifférent aux querelles d'écoles, que certaines formes de la réclame étonnent encore, parfois irritent, et qui sauve en dernier ressort par on ne sait quel classement unanime et mystérieux les ouvres viables.
Quant à supprimer la « poule aux œufs d'or », Jean Balde n'y songe pas : Je ne vois pas bien comment nous pourrions éditer nous-mêmes nos livres. Ne sommes-nous pas assez occupés ? Serions-nous si bons commerçants ? Aurions-nous déjà oublié le temps où, cherchant des éditeurs, nous étions si heureux d'en avoir trouvé ? Je crois me souvenir que Balzac, et peut-être Lamartine, firent des expériences de ce genre : cela ne leur a pas réussi. Pensons à la fable Les membres et l'estomac : entre les écrivains, les éditeurs et les libraires, il y a collaboration.
***
Mme Jehanne d'Orliac, elle, n'est pas de l'espèce des brebis confiantes. Sa réponse pessimiste et superbement désinvolte oppose les droits de l'artiste à ceux du commerçant : Notre époque est bien un âge d'or pour ceux qui écrivent, car il y a des débouchés nombreux, et d'innombrables façons d'employer sa plume. Elle n'est pas un âge d'or pour l'écrivain qu'il ne faut pas confondre avec les autres, parce que sa conscience répugne à certaines concessions, et son honneur à certaines publicités. Je vois peu d'écrivains véritables parmi les auteurs à gros lancement. et à grands frais. C'est ce qui crée une confusion regrettable chez les étrangers, qui, ne connaissant que ceux-là, publient que la littérature française est en décadence. Il n'y eut jamais tant de valeurs ignorées du présent, et qui témoigneront dans l'avenir, de la fécondité de notre époque. Ceux-là, les vrais écrivains, sont pauvres ou ignorés ou méconnus.
Surtout qu'on ne nous oblige pas à publier nous-mêmes nos livres. Nous ne saurions avoir le temps de nous occuper de cette cuisine. L'éditeur est indispensable. Qu'il nous vole, qu'il nous pille, tant pis, là n'est pas la question. A lui le profit, mais à nous le bénéfice d'un travail qui est à lui seul le plus grand luxe qu'on puisse avoir sur la terre, et qu'aucune réussite matérielle ne donnera jamais.
***
Kikou Yamata, chrysanthème des Lettres, résout la question par un sourire où la malice française s'allie à la courtoisie nipponne : Je trouve que c'est assez d'écrire le livre sans avoir tout le tracas de l'édition. D'autant plus que l'éditeur demande maintenant à l'auteur de s'occuper de sa publicité et de la critique ! Les livres sont aujourd'ltui des enfants qu'il faut présenter et conduire dans le monde ! Une femme de lettres y exerce son instinct maternel et l'éditeur fait figure de bon ou mauvais parrain de parrain ladre ou généreux !
J'ai eu plusieurs éditeurs. A part l'un qui me fit d'abord des compliments puis un procès, un autre notoirement constipé quant à dire une « poule aux œufs d'or » comme le dit Grasset, je suis enchantée des autres.
Mes éditeurs Stock sont pour moi des amis sincères, un appui moral de valeur. Ils agissent en banquiers probes et selon le « capital » déposé entre leurs mains par mes livres.
Leur premier conseil au début de ma carrière fut celui-ci : « apprenez à réclamer, mademoiselle ! »
Quant à Mme Marie-Louise Pailleron, elle écoute la voix du réalisme et du bon sens :
- L'Age d'or ? C'est bien vite dit. Pas au point de vue financier, je pense ? Car vous savez comme moi que si le terrassier et le marchand de sardines en boîtes ont décuplé leurs prix, l'écrivain ignore encore cette bienfaisante amélioration.
Au point de vue de la facilité de la production, oui, disons que l'âge est favorable. Certes, il n'y a pas d'exemple dans le passé de la facilité que trouvent aujourd'hui les auteurs à se faire imprimer, qu'ils appartiennent ou non aux lettres. Nous parlons des nouveaux venus, n'est-ce pas ? et des romanciers (car pour les historiens qui ont une thèse à faire imprimer, par exemple ?...) Sans cette facilité, comment expliquer la surabondance de livres, dont si peu sont à retenir ?
Ce qui reste de tout cela f Uniquement ce qui plaît au public, ne nous y trompons pas. Mais quand l'appui de l'éditeur ne révélerait qu'un nom sur mille, il serait encore un bienfait.
Editer soi-même ses livres ? Ceux qui ont un mauvais éditeur évidemment y gagneraient. Par « mauvais », entendons : qui donne des signes de mollesse. Mais si l'éditeur s'occupe de son auteur (je veux croire qu'il est honnête) pourquoi changer de méthode ! Quant aux jeunes inconnus, ils pourront à la rigueur s'imprimer eux-mêmes, mais comment feront-Ils le lancement de leurs livres ?
Jusqu'ici, les réponses recueillies étaient conservatrices au moins en ce qui concerne le rôle de l'éditeur lorsque s'éleva la voix de la bergère par excellence : Je m'édite moi-même, disait Jeanne d'Arc, ce qui me dispense de commentaires.
Je levai la tête et reconnus Delteil.

Simone Ratel.



Les Nouvelles littéraires, 1er décembre 1928


Illustration du billet : photographie utilisée par Kikou Yamata pour un article sur le Japon. Elle montre un musicien ambulant (apparemment de la secte bouddhiste Fuke) coiffé du "panier céleste" symbolisant son détachement du monde. Et il joue de la flûte... Les Alamblogonautes sont priés de n'y voir aucun rapport avec le sujet de l'article de Simone Ratel.

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