Bibliophilie féminine

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A l'occasion de l'ouverture du Salon du livre ancien, au Grand Palais, une chronique plein de grâce de Myriam Harry du 5 février 1927, rappelant, au prix de savoirs imparfaits, ce qu'était parfois la bibliophilie féminine...



Cléopâtre, bibliophile
par Myriam Harry

On conteste généralement aux femmes le goût docte et charmant des livres. Pourtant al première bibliothèque connue appartenait à la reine Taya, « la bergère épousée par un pharaon », le fameux Memnon des Grecs. Elle Elle possédait même un ex libris, sorte de scarabée-catalogueur : celui retrouvé sous les cendres de Thèbes marquait le papyrus : Sous l'aimable Sycomore. Elle cela se passait quinze siècle avant notre ère !
La seconde bibliophile lut également une « pharaonne adorée » la dernière des reines vermeille, l'adorable et tragique Cléopâtre, si célèbre par sa vie amoureuse, que l'on en négligé, trop, me semble, sa vie intellectuelle. Car elle fut extrêmement cultivée, extrêmement lettrée cette frêle adolescente et chef d'armée, qu'un soir le philosophe Apollodore déposa roulée dans un tapis aux pieds de Jules César où elle plaida son procès en un latin si élégant qu'elle ne gagna pas seulement sa cause mais s'attacha jusqu'à la mort l'amant le plus volage « par le charme de sa conversation plus que par l'éclat de beauté ».
Il est vrai que Cléopâtre avait de qui tenir et qu'elle était le dernier chainon de cette longue dynastie des Lagides, moins orgueilleuse d'avoir conquis des mondes qu'assemblé des livres.
Personne n'ignore la Bibliothèque Alexandrine et son influence exercée sur la civilisation.
Fondée par Ptolémée Ier avec le concours de Démétrius de Phalère - Démétrius, qui tomba en disgrâce sous Ptolémée II et exilé en Thébaïde, se fit piquer par un aspic, préférant la mort à une vie sans livres - la Bibliothèque n'était qu'une annexe du palais avec lequel elle communiquait par des jardins et des salles, des bosquets et des promenoirs, d'où la grave voix des sciences et de la philosophie s'envolait, aux sons des flûtes enchantées et du rythme de Terpscichore.
Et qui n'a pas présent à la mémoire, les temps charmants ou savants et poètes, hébergés et pensionnés par la cour, portaient le titre "d'amis du roi", où des tournois d'esprit se livraient autour de la table collégiale, présidée par la reine, et où, dans une escrime oratoire sur le Possible et Réel, le dialecticien Diodore mourut de chagrin, vaincu par Stilpion de Mégare ; et qui ne se souvient du nom dansant de Théocrite; de celui chantant de Callimaque de Cyrène, précepteur du jeune Philadelphe "Apollon aux boucles blondes entouré d'un cortège de Muses" auxquels le roi, de crainte d'une éducation incomplète, adjoignit encore ce Philéas de Cos, père de la poésie érotique, et qui, chétif et chenu, débarqua un jour en Alexandrie tenant d'une main la belle Baltis, sa puérile maîtresse et de l'autre un rouleau de vers libertins. A l'éducation du prince, le frivole vieillard préféra celle des princesses. Il leur enseigna à tourner les épigrammes galantes, et leur prédisait que l'amour menait les femmes à l'immortalité, mieux que le savoir et la couronne.
Aussi est-ce une des cours les plus voluptueuses, celle où Arsinoë règne en déesse, versifiant des chroniques scandaleuses, entretenant une correspondance savante avec le philosophe Straton, assistant aux expériences d'Aristarque, précurseur de Copernic, et qui faillit être lynché par la foule, parce que sa terre tournant autour du soleil risquait de troubler les dieux, Arsinoë s'inquiétait encore de la critique littéraire de Zénodote, ce Paul Souday d'Alexandrie, suggéra à son frère-époux Philadelphe d'exiger la traduction grecque de la Bible - la fameuse Septuante - et, finalement, entra dans l'Eternité, si ivre de sciences et de poésie, qu'elle emporta en son temple d'âme tous les doubles de la Bibliothèque.
Après Philadelphe qui a considérablement agrandi le musée et acheté la librairie d'Aristote, Ptolémée Evergète fait une véritable chasse aux livres « voulant posséder ceux de l'univers entier ». Il envoie des ambassadeurs-de-lettres aux Indes, en Chine et en Egypte, oblige tous les voyageurs de déposer leurs ouvrages authentiques contre des copies de l'Alexandrine, emprunte à l'Académie d'Athènes les manuscrits de Sophocle, d'Euripide et d'Eschyle, contre une garantie de quinze talents (plusieurs milliers de francs), mais garde naturellement les originaux. envoyant que des doubles avec prière de conserver la caution.
C'est encore Evergète qui, jaloux de la bibliophilie du roi de Pergame, interdit l'exportation du papyrus et suscite ainsi la fabrication du pergamenium, du parchemin.
Philopator, le plus fastueux et le plus lettré des Lagides, auteur et acteur comme Molière et Sacha Guitry, acquiert à prix d'or l'original de L'Odyssée, commémore le jour de son arrivée en Alexandrie par un temple à Homère, et institue des orgies annuelles dans toute l'Egypte pour célébrer la plus glorieuse de ses conquêtes.
Ptolémée IX, le bisaïeul de Cléopâtre, Saint-Simon de sa propre cour, enrichit la Bibliothèque de vingt-quatre volumes de ses Mémoires anecdotiques, où il raconte les ripailles de son oncle Antiochus Epiphane, le service de table de Massinissa, la garderie d'enfants de Mithridate, le goût d'Eumène de Pergame pour les cochons gras, les payant jusqu'à 4.000 drachmes ce qui dépasse même nos prix actuels et termine en donnant tout comme notre Lucie Delarue-Mardras des recettes pour s'embellir.
Quant au père de Cléopâtre, Ptolémée-Dionysios, surnommé Auletès, le joueur de flûte, il n'eut que deux passions : le vin et la musique. Il menait lui-même ses dionysies dont il composait les pastorales, obligeant tous les savants de la Bibliothèque et du Muséum de l'accompagner, vêtus de robes transparentes et agitant des cymbales. Et on raconte qu'il menaça de la crucifixion un vieil hiérogrammate pour avoir bu de l'eau un jour de Bacchus.
Cléopâtre vint donc au monde aux sons fie la flûte paternelle et des sistres de l'immortelle volupté. Elle eut pour pédagogue le philosophe Apollodore le même qui la porta sur ses épaules à Jules César et le rhéteur Théodote, celui qui devait conseiller au jeune Ptolémée le meurtre de Pompée et enfermer ainsi, à treize siècles de distance, le nom du frère-époux de Cléopâtre dans un cercle de l'Enfer de Dante.
Mais Cléopâtre s'instruisit surtout durant l'exil de son père et la royauté de sa sœur Bérénice (celle d'Aphrodite de Pierre Louys) alors qu'abandonnée à elle-même, elle rodait dans la volière des Muses dont elle était la pie charmante et dans l'immense Bibliothèque, contenant à cette époque 900.000 rouleaux, catalogués et commentés.
Elle y puisa non seulement le goût des lettres et des sciences - c'est grâce à elle que Jules César revisera le calendrier qui régit encore nos jours mais l'amour de la linguistique, qui fit, dit Plutarque, « de sa langue une lyre à cordes différentes », et cet art de s'exprimer avec recherche, vivacité et pittoresque, si cher à l'Ecole alexandrine.
On comprend sa séduction sur un causeur aussi brillant que César, et comment cet ambitieux autocrate, pour la première fois de sa vie, s'engagea dans une guerre sans gloire et sans profit pour Rome, la guerre bientôt appelée « la guerre de Cléopâtre » et qui tout en assurant le trône à la jeune lettrée devait - ô ironie des événements - lui coûter l'intellectuelle royauté d'Alexandrie, la moitié de la Bibliothèque. Car en incendiant les vaisseaux égyptiens ancrés dans le port. César communiqua le feu aux palais des livre, et du haut de sa terrasse, serrée contre l'inconscient Barbare, Cléopâtre regardait, en pleurant, flamber en quelques heures et devenir fumée, ce qui, durant trois siècles avait fait la passion, le souci et l'orgueil des Lagides.
Et comme si vraiment les livres étaient funestes à cette dernière héritière d'une dynastie bibliophile. ce fut encore à eux que Cléopâtre dut son impopularité à Rome.
Installée par Jules César dans sa blanche vil!a « outre Tibre », elle accueillit Cicéron, naguère ennemi acharné des Ptolémées, mais qui venait faire sa cour à !a belle enchanteresse autant pour plaire au Dictateur que dans le but de demander quelques papyrus rares, échappe:; au désastre.
Cléopâtre accéda aussitôt à son désir et chargea son intendant Ammonios, ancien confident de son père, de les mander d'Alexandrie. Mais Ammonius, heureux de contrarier le détracteur de feu son maître, se garda bien d'exécuter les ordres de la reine et déchaîna ainsi contre Cléopâtre la rancune d'un bibliophile éconduit, d'autant plus féroce qu'il avait commis d'inutiles platitudes. Cicéron cessa de fréquenter la résidence du mont JanicuJe, écrivant à l'historien Atticus, un ami de Cléopâtre : "je hais la reine". Déblatérant sans cesse contre elle, dénonçant son influence sur César, l'appelant "la fille de flûtiste, l'Egyptienne, Circé du Nil" et préparant en sourdine les sanglantes ides de Mars, dirigées plus, peut-être, contre la reine des livres que contre la monarchie.
Revenue en Alexandrie. Cléopâtre ne songe qu'à réparer les pertes de la Bibliothèque et à élever un magnifique monument à la mémoire de son divin Jules, où elle amenage, avec des copies, une librairie, afin que l'âme liseuse de César puisse, dans la silencieuse et docte assemblée, se récréer.
Et quand six ans plus tard Marc-Antoine, en don d'amoureux repentir, dépose à ses pieds presque toutes les provinces romaines d'Orient, ne lui demande-t-elle pas, en premier lieu, les 200.000 volumes de la bibliothèque rivale de Pergame tant convoités par tous les Lagides et dont elle veut combler les vides causés par l'incendie ?
Cela aussi lui sera imputé comme un crime immonde par un peuple qui avait jusqu'alors dédaigné les livres parmi ses butins de victoire, saccagé la bibliothèque de Carthage, et ne devait l'embryon de la sienne propre qu'au séjour à Rome de la reine bibliophile.
Lorsque Antoine et Cléopâtre, se préparant à la bataille d'Actium, se rendent en Grèce, Cléopâtre n'oublie jamais, de s'enquérir des bibliothèques. Au milieu des armées, sa tente est assaillie par une armée d'antiquaires, lui proposant manuscrits et objets d'art. Les roitelets d'Asie, pour elle, se dépouillent de leurs collections, et, plus tard, lorsque vaincue et assiégée dans son mausolée, où certes elle a emporté des papyrus, lorsque la fine Lagide décide d'échapper au triomphe de la Rome barbare, ne recourt-elle point, comme Démétrius de Phalère, premier bibliothécaire de l'Alexandrine, au venin de l'aspic sacré ?

Myriam Harry




Les Nouvelles littéraires, 5 février 1927.

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