Le Petit Jardin de Charles Morice

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En attendant de vous réjouir d'une première vue sur le nouveau livre de Marco Martella, voici "Le Petit Jardin" de Charles Morice que nous vous avions promis.


Le Petit Jardin

Le souvenir est un lieu plein de larmes.
Ernest Hello

Confidentielle confiture des souvenirs ! d'aucuns te raillent, publiquement, dont tu fais le secret régal, aux heures de solitude, aux heures d'âme. — C'est à l'ordinaire avec le second crépuscule qu'elles arrivent, entre chien et loup ; un rien ou moins encore les évoque, et je sais des yeux longtemps réprouvés des larmes qu'une phrase d'orgue de Barbarie a soudain noyés, à cause d'indistinctes relations entre une note, un couac peut-être de l'instrument plaintif et telle voix... Aussi puissantes que celles de l'ouïe, les évocations de la vision. Mais, en ce genre, les grands paysages de mer, de plaine, de montagne ou de ville n'ont pas — et qu'il s'en faut ! — la vertu d'un coin d'herbes et d'arbres sans beauté, de près ou de loin comparable à tel autre coin d'arbres et d'herbes, où le vent de la vie nous jeta...
*
**
La porte branlante du petit jardin était comme nous l'avions laissée. Encore comme alors, le judas naïf bâillait son trou triste à travers quoi, naguère, nos regards se mêlaient. Franchi le seuil, le spectacle désolé de cette cour, restée verte et fleurie dans ma mémoire, me ravit le coeur d'une délicieuse mélancolie, le délice d'une mélancolie vraie, d'une mélancolie pour moi tout seul, sans témoins, une de ces mélancolies sincères comme on n'en voit pas : puisque à se laisser voir la mélancolie perd sa sincérité !
Je ne sais combien de secondes, d'appréciables secondes, je me tins immobile pour savourer à loisir mon deuil intime : puis, à travers l'indulgent treillis des branches dépouillées j'examinai la maison — et déjà mes souvenirs scrutaient les chambres. Mais j'avais le scrupule de comme une indiscrétion, la crainte de comme une imprudence... N'ont-ils pas bien raison, les Sages qui. nous disent : Ne marchez plus dans les chemins d'antan, ne rouvrez pas les livres d'autrefois... ? Les arbres, transis avec la bise d'automne, murmuraient : Les cendres du printemps n'ont pas gardé de flammes — et je savais qu'il eût été délicat de retirer sur moi la porte chancelante, de m'en aller à pas lents, la tête un peu baissée, les mains congrûment ballantes, tout au fin souci d'imaginer ce que j'aurais pu voir si j'avais regardé...
La curiosité l'emporta.
Du jardin désert je fis, sans pitié, crier sous mes pas les vieilles feuilles mortes, constatant au passage l'irrémédiable ruine des rares fleurs que nous avions nous-mêmes plantées... L'heure douce n'avait duré guère ! >— Je gravis les degrés du balcon dont les pierres descellées tremblaient, j'entrai dans le vestibule.
Désert le jardin, désertée la maison.
Et quel joli désespoir sentimental je me promettais !
— Mais quoi ? Vais-je mentir à mes impressions ? Il n'est, hélas ! que vrai de dire qu'elles furent fausses.
J'espérais pleurer. J'eus de l'ennui. L'odeur fade, les papiers souillés, déchirés, le nu des pièces, les vitres ternies... Seules, les glaces voulurent bien m'émouvoir un peu. Ternies aussi, elles me réfléchissaient à regret. Et je crus songer : voilà qu'elles se souviennent ! Elles sont comme mortes de fidélité, et me reprochent, à moi, de me souvenir infidèlement, d'apporter dans le nid d'autrefois une mémoire infirmée par le temps, dédorée de la gloire déjà vieillie de mes joies, une sensibilité romanesque à demi blasée, et qu'un désir de péripéties nouvelles seul éperonne. Et, dans ces glaces pleines de la poussière de mon oubli, dans ce décor fané comme ma jeunesse, je n'étais, à mes propres yeux, que la caricature grimaçante du beau temps...
Fort à propos, un bruit do pas dans le jardin me suscita de mon humiliante rêverie. Mais, sans empressement, m'attendant à la figure maussade de quelque indolent jardinier, je regardai par une fenêtre — et quelle fut ma surprise !
Un grand chapeau noir ombrait le visage, la démarche était jeune, le costume élégant et sombre. Elle s'arrêta au milieu du jardin, examina lentement autour d'elle, lentement et méticuleusement, puis les mains bien gantées de deuil tirèrent du petit manchon un mouchoir liséré de noir, qu'elle pressa sur ses yeux.
Vite, en moi, l'étonnement céda l'empire de mon âme à une intense, à une brûlante jalousie. Ah ! la légende du damné qui sent fuir sous ses doigts sans les mouiller l'eau méchante du Cocyte ! Telles, pour moi, ces larmes.
Ce qu'était l'étrangère et ce qu'elle venait chercher là, ma jalousie me le dénonçait plus sûrement que n'eût pu le faire aucune parole ! Cette femme était ma rivale victorieuse. Elle aussi avait été tentée par les chemins d'autrefois, mais elle n'avait pas eu besoin d'y faire bien des pas pour y reconnaître, vivant d'une éternelle vie, le spectre éblouissant de l'ancien bonheur. Et moi...
La politesse et la bonté me conseillaient le silence et même de ne pas me laisser voir, plutôt de me cacher. Mais je ne pus me tenir de manifester de sorte quelconque — comme une vengeance ! ma présence : je toussotai.
Elle leva la tête, m'aperçut.
Un long visage, pâle et beau, avec cette singularité de grands yeux très noirs, bridés vers les tempes, à la chinoise ; les coins de la bouche étaient presque convulsivement baissés.
Combien je regrettai d'avoir cédé à l'impulsion de médiocres sentiments ! Le mal était fait et, tout difficile que fût mon rôle, du moins fallait-il le tenir. Je saluai, avec une nuance accentuée de respectueuse sympathie. Mais si parfaitement ahurie était la dame qu'elle en oubliait de détourner la tête, et pouvais-je, cependant, éterniser mes saluts discrets ? Je profitai d'un mouvement soudain de retraite qu'elle fit enfin pour, d'un geste fervent, la conjurer de rester, de m'attendre, et je descendis dans le jardin.
Et comme si j'eusse cru parler à la propriétaire du lieu, j'expliquai que j'étais étranger dans cette maison, mais que je l'avais "habitée autrefois", je priai qu'on excusât ma présence. La dame parut embarrassée, puis, après un silence, dit qu'elle-même « n'avait aucun droit... était entrée par hasard, ayant trouvé la porte ouverte... croyait la maison vide... l'avait, elle aussi, "habitée autrefois"... » Elle prononça ce dernier mot d'une voix brisée qui m'émut.
— Peut-être, me hasardai-je à dire, avons-nous été conduits ici tous deux par le même mobile.
Elle me regarda anxieusement.
— Peut-être est-ce le passé que nous cherchons tous deux dans ces débris.
Elle tressaillit et rougit, comme honteuse d'avoir été devinée, et fit un pas en arrière. Mais son talon heurta une pierre et je n'eus que le temps de prévenir la plus lamentable des chutes. Elle évita, d'un sourire, l'ennui de me remercier et, comme si ce petit accident nous eût rapprochés :
— Oui, dit-elle, et sans doute il en est plus d'un comme nous pour qui les choses du passé bornent l'horizon de l'avenir. Le souvenir est leur seule espérance.
C'était dit d'une voix juste, doucement timbrée, et les yeux, encore lumineux de larmes, accompagnaient d'un beau regard la douloureuse pensée.
— Pardonnez-moi donc de vous avoir troublée, dis-je, en faisant un pas vers la porte.
— Mais... je pourrais vous faire les mêmes excuses, et... pourquoi nous gênerions-nous ? Sans être les vôtres, mes souvenirs, d'avance, leur sont sympathiques.
Je désirais, sans l'espérer, cette permission de rester. Elle prenait, ma compagne imprévue, un sens très spécieux pour moi, et je lui vouais une profonde gratitude d'être venue donner à ma vague douleur tant d'intensité. Mon égoïsme se déplaçait. Avec ses traits bizarres, où je ne sais quoi d'usé avant l'heure m'attendrissait, l'étrangère devenait l'âme même de mes propres sentiments, qui dans sa vraie tristesse avaient retrouvé une fraîcheur poignante.
— Pourtant, reprit-elle, comme il vous plaira : votre « pèlerinage » (elle souriait à point pour pallier l'ambitieux terme) est fini, le mien commence.
— Madame, dis-je un peu solennellement, je crois bien que vous êtes de celles dont la présence n'a jamais lieu sans être essentielle, et — devinez-moi — vous manquiez à ma sincérité.
Un instant, elle me dévisagea, cherchant, non pas à me comprendre, mais à s'assurer que je comprenais bien moi-même la portée de mes paroles. Je soutins son regard, — et j'y discernais peu à peu naître, hésiter, une intention toute tremblante de n'être pas interprétée justement. Et ce combat intérieur s'accompagnait d'une expression de toute la physionomie, grave, digne, et qui défendait qu'on se trompât. Enfin, l'assurance s'établit, et, d'un geste aisé, gracieux, noble, l'étrangère prit mon bras.
Je m'inclinai légèrement. D'un pas mesuré, nous achevâmes ensemble la traversée du jardin. Puis nous gravîmes les marches du petit perron et le pèlerinage, donc, commença.
Nous ne parlions pas. Je dus bien vite m'apercevoir que j'avais disparu des préoccupations de ma compagne. Sur son visage ne se reflétaient que des réalités défuntes, et, visiblement, dans ces glaces qui m'avaient paru ternies, dans ces corridors obscurs où je n'avais rien su voir, partout enfin elle retrouvait une ombre adorée, vivante, variée comme la vie. Ah ! certes, elle avait vraiment vécu, cette femme, elle avait aimé ! Belle et touchante, choisie d'âme et de coeur, elle gardait au bonheur enfui la reconnaissance d'une sensibilité dont la mort ou l'absence n'avait point interrompu les vibrations...
Nous redescendîmes au jardin et je sentis que là ma présence, effacée dans la maison, reprenait ses droits. Étrangement, j'en étais gêné. L'instant de la séparation venait et, sons m'affliger, me troublait : toute pensée personnelle m'avait quittée, je ne songeais qu'à donner au JAMAIS un sens digne de l'être rare et de l'heure unique. J'aurais voulu rencontrer un regard auquel le mien eût dit, dans un éclair, tout ce que trahit la longue arabesque des mots. Mais maintenant la visiteuse avait les yeux baissés. — Où vaguait son âme ? — Madame... dis-je doucement pour que son regard se levât sur le mien : mais ses yeux encore pleins de passé étaient comme les glaces de la maison d'autrefois — madame, je n'oublierai pas cette fin d'après-midi : c'est un souvenir ajouté à tous ceux qui pour moi dorment ici, et désormais y dormiront d'un sommeil sans rêve, car je vois ces lieux pour la dernière fois.
Ses yeux s'étaient éclaircis et vivement m'écoutaient. Une ombre de tristesse y passa et, du moins je le crus, ils m'interrogèrent.
— Je ne reviendrai jamais.
0 sincérités de hasard ! Je disais ces dures syllabes avec une inflexion de tendresse où se mêlait à mes souvenirs une admiration presque amoureuse pour celle-là, qu'il m'eût semblé sacrilège de désirer revoir.
Et, dans un salut plein de regrets, comme nous étions arrivés au seuil du petit jardin, nous nous quittâmes — inconnus.




Charles Morice, "Le Petit jardin", Quincaille, Paris, A. Messein, 1914, p. 51-60.



Illustration du billet : photographie de Draco Semlich 2018 : détail d'une pièce de l'architecte japonais Ishigami (exposition Fondation Cartier 2018).

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