Derrière l'abattoir par un poilu

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« DERRIERE L'ABATTOIR »

C'est un titre rude, Albert-Jean, et qui effarouchera les fumes sensibles. Car il est des cœurs que la pire misère laisse impassible, mais que les mots épouvantent ou révoltent. Ces jolis cœurs se sont montrés implacables à l'égard des écrivains qui n'ont point traduit la 'guerre dans le sens de l'épopée, et qui semblent croire qu'on est quitte envers les morts quand on a exalté leur souvenir dans le marbre des monuments commémoratifs et les périodes grandiloquentes des discours omnibus. Il y tut, dès que la guerre que nous n'avions pas voulue fut acceptée, par la force des choses, des morts nécessaires. Elles n'en furent pas moins odieuses. Mais il était urgent de rappeler que, derrière l'abattoir où furent sacrifiées des vies sans nombre, pendant de longues années se multiplièrent les morts inutiles. La récupération aveugle des inaptes, des infirmes dont ont s'acharna férocement à hâter le lamentable destin, s'inscrira, dans l'histoire contemporaine du massacre des peuples, comme un défi que rien ne peut absoudre. Et vous eûtes raison, Albert-Jean, de braver les pâmoisons; des âmes sensibles, et d'écrire le lamentable roman de ces pauvres diables qui étaient à peine des hommes et dont on voulut faire des soldats, d'obscurs serviteurs en marge de la bataille, des victimes promises à la rnort banale et comme humiliée.
Michonnet. Totor, Meynard, Heurtel, Boutard, Castel, nous les avons tous connus les pauvres honteux de l'armée do la guerre, ces vrais malades que les fantaisistes des Commissions de réforme. plus spéciales que certain vagabondage, secouaient au hasard dans la hotte du service armé ou dans celle de l'auxiliaire. Je revois, aux premiers jours de la mobilisation, à Vincennes, à Fontenay-sous-Bois, à Nogent, ces épaves travaillées par les poisons organiques ou par le microbe affublées de défroques dérisoires, condamnées à des travaux de bâtisseurs de pyramides à l'horizon desquels plus d'un d'entre eux entrevoyait, comme une délivrance, la boîte oblongue où l'on cachait leur assassinat sous un, drapeau.
Dans votre beau livre, Albert-Jean, vous n'avez point noirci le tableau. Le verbe le plus réaliste ne saurait rendre toute la hideur de cette illogique et si vaine immolation.
Nous autres, nous en avons vu le prolongement, en ligne. Les « Récus », nous les avons rencontrés dans la zone des étapes, et dans la détresse des cantonnements aux lisières du front. Parfois même, punis pour des fautes vagues, on les envoyait parmi nous. Et les combattants, qui n'étaient pas toujours pleins d'indulgence à l'endroit des soldats sans armes. protestaient unanimement contre cette sauvagerie. Car, tous, ils savaient que la mort avec laquelle nous avions appris à ruser, se ferait un jeu d'abattre ces apprentis. J'ai souvenir d'un pauvre garçon sans défense. Il s'appelait Bonhomme. Quelle peccadille avait-il bien pu commettre à la section de munitions ? Pas grand'chose, à coup sûr. Il nous fut expédié, un matin, dans notre enfer du verger de Gauroy. Il avait la morne bravoure des gars qui ne connaissent pas encore le danger. Nous attendions sa mort comme une chose fatale. Il distinguait à peine les arrivées des départs. Dès le deuxième jour, un obus l'emportait. Il me souvient même que fut blessé, en lui portant secours, notre lieutenant qui avait blâmé cet envoi aux pièces d'un homme qui déjà n'était pas à sa place à l'arrière-front.
Derrière l'Abattoir, les victimes de ce genre furent plus nombreuses que dans la zone du massacre. Et, ce qu'il y a d'impardonnable, c'est qu'elles ne furent point tuées par l'ennemi, mais par l'acharnement des recruteurs lâches devant les exigences des règlements et, il faut bien le dire aussi, devant l'opinion publique et ces « ligues » de patriotes chenus qui pratiquaient la, chasse à l'homme avec une âpreté sans pitié des tares rédhibitoires les. plus évidentes.
Il fallait l'écrire, ce livre accusateur et vengeur.
Car il ne suffit point d'avoir pavoisé de croix et de galons les apologistes de la. levée en masse, pour les acquitter du crime d'avoir achevé tant de malades et d'infirmes. L'évocation de ce passé barbare est d'une valeur toute actuelle. Nous vivons en des temps troublés où la paix n'est qu'un mot. Il est honnête dei prévenir les pourvoyeurs que la conscience publique veille, et qu'il leur serait dangereux de renouveler les inexcusables fautes d'hier.
Livre effrayant de vérité, d'un style ferme qui ne transige pas, "Derrière l'abattoir" nous révèle sous un jour assez nouveau le talent d'Albert-Jean. Il en souligne, en quelque sorte, le rythme ascensionnel el la tonicité progressive. Il marque une étape de cette sensibilité violente que l'on discernait déjà sous les grâces ironiques de "Maud et les Trois Jeunes gens" et de "Bouillotte et Jéremie" ; sous la satire sociale du "Besoin d'aimer", comme sous la fantaisie hallucinante de "La Dame aux Ecailles" ou de "Rapaces et Nocturnes", et la, verve tour à tour brillante et pathétique de "La Ville de Joie", cette peinture nerveuse des cités de plaisir où des mercantis sans vergogne se font les complices de ce que Jean Lorrain appelait le crime des riches. Et il nous est particulièrement agréable de constater qu'Albert-Jean, qui connut déjà le succès, à l'Odéon, avec "Le Sursaut", au Grand-Guignol, avec "Les Morts Etranges d'Albury". conserve intacte comme au premier jour cette probité d'esprit et ce courage civique qui maintiennent le délicat poète du Passant du Monde an premier rang des hommes d'action d'aujourd'hui et de demain.

Pierre Guitet-Vauquelin



Floréal, 24 mars 1923.


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