A l'âge de vingt-trois ans, Lucie manqua devenir adulte. Quand j'allais la voir à Paris, elle n'a pas eu besoin de parler pour que je sache qu'elle répugnait maintenant au retard qui la forçait chaque matin à courir en évitant les flaques ou les conjonctions néfastes des constellations de chewing-gums ; qu'elle aimait moins être abordée par des inconnus, que les inconnus, le devinant, l'abordaient moins, et qu'elle en était déjà plus satisfaite qu'irritée ; que, fatiguée de constater son agacement devant la vaisselle accumulée, elle se résignait à ne pas la laisser s'accumuler. Elle avait mesuré le poids des choses, la réalité la pénétrait, et le froid. On ne la verrait plus en tee-shirt dans l'hiver que pour soutenir sa réputation ; les Tu n'as pas froid - Tu me fais froid rejoindraient mal la vanité qu'ils flattaient depuis l'enfance. Elle renonçait à l'abstraction ; se perdait dans les gestes domestiques qui, réalisés avec la frénésie adéquate, empêchent de penser : comme faisait sa mère, comme elle avait vu faire longtemps sa mère avant de détourner les yeux, de peur que son mépris ne s'exprime.
Sophie Koltcha La Fille de l'air. - Paris, Mercure de France, 2013. Un roman, remarqué déjà par le prix Fénéon que l'on ne peut que recommander. Une voix et une patte, un esprit qui a trouvé sa place au catalogue du Mercure de France. Les amateurs de Jules Renard comprendront pourquoi.